La passagère du Métro

par Michèle Anne Roncières

Le jeune homme entre dans la rame du métro avec son petit air triste, celui qu'il va garder toute la journée dans l'accomplissement de ses maigres fonctions d'employé, là-bas, dans la capitale, à dix kilomètres de cette petite station de banlieue. Il regarde en biais, pour voir s'il n'y aurait pas dans la voiture une jolie femme à contempler durant le long trajet; à bien chercher, il en trouve une, indifférente.

Elle est blonde, jeune, mince, bien maquillée, avec du style et de l'allure: le genre de femme pour qui il n'existe même pas. Il regarde avec admiration le dessin de ses yeux, avec envie la courbe de ses lèvres. Elle rajuste de temps en temps des mèches de cheveux qui lui doivent gratter la joue, et chacun de ses gestes lui paraît d'une folle élégance.

Comme tous les matins, le métro est bondé, tout le monde est debout, serré contre son voisin. Elle, elle est assise; elle a dû monter en tête de ligne, à moins que quelqu'un lui ait cédé sa place. Que n'accorderait-on à une femme pareille, pour le plaisir et la fierté d'être, si peu que ce fût, entré dans sa vie ? A chaque station, des mouvements de brutes font craindre au jeune homme de perdre la perspective incommode qui lui découvre la jeune femme, et il se cramponne à la barre d'appui pour garder sa place.

C'est là que, regardant machinalement ses mains, il s'aperçoit que ses ongles sont rouges, et manque de tout lâcher de surprise.

Pas de doute, c'est bien du vernis à ongles. Pris de panique, il enroule son bras autour de la barre verticale et plonge les mains dans ses poches pour les dissimuler. Ce faisant, il effleure ses cuisses à travers la doublure des poches, et sent très nettement la texture du collant qui lui gaine les jambes. Il ne comprend pas comment il a pu oublier d'enlever le vernis, qu'il a mis la veille, avec tout le reste. C'était Dimanche: il était seul chez lui, comme tous les Dimanches, et s'était habillé ainsi: Chaque Dimanche il est à lui-même, dans une fête intime toujours renouvelée, sa propre douce amie. C'est une chose inexplicable et irrésistible, qui lui apporte une satisfaction profonde, la seule de son existence, et qu'il connaît depuis longtemps.

Cette journée, il l'avait passée revêtu d'une délicieuse et délicate robe de satin bleue dont il éprouvait la douceur au moindre mouvement. Elle allait bien à ses yeux, bleus également, à son teint naturel et à sa longue perruque blonde. Plus d'une fois, il s'était admiré devant le miroir, qui lui retournait l'image trompeuse d'une assez jolie femme, un rien masculine, ou inquièté devant lui d'une correction possible de son maquillage, pourtant bien éprouvé.

Il est pourtant bien sûr d'avoir consciencieusement passé ses ongles au dissolvant, et cela jusque tard dans la nuit, pour qu'il n'en subsiste plus la moindre trace, même sur les bords. L'a-t'il donc rêvé ? De même qu'il a soigneusement rangé toutes ses affaires, robe, chaussures et lingerie, dans son armoire, qui en comporte plus de fille que de garçon.

Pour le collant, ce n'est pas grave, cela ne se voit pas. Mais pour les ongles, c'est plus ennuyeux: heureusement qu'il est seul dans son petit bureau minable de la section comptable de la firme, au deuxième sous-sol, et que personne ne lui rend jamais visite; avec de la chance, il passera la journée sans encombres. L'idée lui vient, au même moment, qu'il y est si tranquille, qu'il pourrait même y aller un jour en femme sans que personne ne s'en aperçoive, et cela le fait sourire.

Sans y penser, il retire la main de sa poche pour la passer dans sa chemise, afin d'y remettre en place la bretelle du soutien-gorge, qui a glissé de l'épaule. Il a donc aussi oublié le soutien-gorge ? S'examinant de façon plus méticuleuse, il constate qu'il a encore ses chaussures à talons, alors qu'il est absolument certain de n'avoir pu venir avec elles de chez lui jusqu'à la station de métro: elle rendent la marche si difficile !

L'idée folle lui vient qu'il est en train de se transformer, lui et ses vêtements; qu'il a trop lu de romans de science-fiction et qu'il est engagé dans une brèche de l'espace-temps correspondant à sa propre volonté, ou quelque chose de ce genre. Il sent le poids de sa chevelure à présent, et voit les reflets blonds sur ses épaules. Ce qui l'étonne, c'est que personne n'ait encore rien remarqué: peut-être que les gens sont trop serrés pour s'observer les uns les autres ? Peut-être qu'ils se transforment, eux aussi ? Il tente de jeter un regard en direction de la belle jeune femme de tout à l'heure, et ne la trouve pas: sa place est occupée par un homme bien habillé, plutôt distingué.

Le métro freine brusquement à ce moment là, et la plupart des passagers sont projetés les uns sur les autres à l'avant de la voiture, libérant de la place à l'arrière. Il peut alors brièvement regarder son reflet dans une vitre: c'est l'exact portrait de celle qu'il était la veille, de celle qu'il est tout le temps au fond de lui. Elle n'a plus sa serviette défraîchie, mais un gentil sac à main noir à cordelière dorée, ni son vieux pardessus râpé, mais un doux manteau d'ébène aux larges boutons de la couleur de ses cheveux; et, dessous, elle étrenne la somptueuse robe qui n'était jamais sortie de son appartement.

Craignant la découverte de quelques artifices, elle a bien encore un instant de panique, mais elle sait aussitôt qu'elle est vraiment femme, jusque dans le ventre, que sa poitrine est la sienne et siens ses longs cheveux. Est-ce un rêve ? Quand le retour de la bousculade arrive, un monsieur la heurte un peu durement et lui lance en la retenant de tomber un "Excusez-moi, Madame" qui lui fait chaud au coeur.

C'est là qu'elle doit descendre, et elle se fraye difficilement un chemin dans le tas des voyageurs amorphes: elle n'a plus ni la force d'autrefois ni le goût des batailles dérisoires. Sur le seuil, elle rencontre l'homme distingué qui a remplacé la belle inconnue, peut être celui en qui elle s'est elle-même changée ? Elle lui sourit à tout hasard.Il la laisse passer en lui rendant un sourire poli de pure convention. Un peu déçue, elle rajuste son sac et part, le coeur léger, en direction de son travail: tout le reste du monde est à refaire.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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