L'immortelle insatisfaite

par Michèle Anne Roncières


A mon amie Françoise, ma fidèle lectrice à l'exquise gentillesse, en toute amitié.

J'ai toujours aimé la maison que j'habite encore aujourd'hui... Bien sûr, je n'ai pas toujours su pourquoi... Plus que d'une maison ordinaire, il s'agit en fait d'un véritable hôtel particulier édifié fin XVIII°, une assez grande bâtisse qui figure parmi les vestiges architecturaux de valeur, dans la capitale française, ayant survécu par miracle non seulement aux dommages du temps mais aussi à la rage de démolitions et d'édification de constructions modernes des XIX° et XX° siècles

Le petit garçon que je fus naquit d'ailleurs à deux rues de là, et, dès mon enfance, cette maison m'occupa l'esprit au point que je savais que je l'occuperais un jour. Je l'avais découverte toute petite, sur le trajet que mon grand-père me faisait emprunter pour me mener passer l'après-midi au Jardin des Plantes. A l'époque, fortement délabrée, elle avait un aspect sinistre qui faisait dire aux gens du quartier qu'elle était hantée et qu'elle devrait être rasée au plus vite. Je frissonnais en entendant cela; non par crainte des fantômes, car je savais que mon grand-père, qui était un esprit fort, ne l'eût pas permis, mais parce que cette destruction aurait sonné le glas de mes rêves les plus chers, moi qui me plaisais à en imaginer les pièces et ce qu'avait dû être la vie à l'intérieur.

Mais, soit par chance, soit parce que l'on craignait de s'y attaquer, soit parce que le propriétaire en demandait trop cher, elle était finalement restée debout pendant toute mon enfance, mon adolescence et même une partie de ma jeune vie d'adulte, s'abîmant tous les jours davantage mais libre de toute profanation, jusqu'à ce que se présentèrent pour moi les moyens et l'occasion de l'acheter.

Ce fut mon premier livre qui me fournit les fonds nécessaires; et une enquête que je confia à des spécialistes me permit de trouver les propriétaires de la ruine, si interloqués de savoir que quelqu'un désirait acheter ce qui n'avait pas trouvé preneur depuis cinquante ans, qu'ils faillirent en avoir une attaque...

Ils me révélèrent toute l'histoire de cette demeure qui avait donné naissance à tant de légendes... Je découvris ainsi qu'elle avait été classée par les Monuments Historiques, ce qui en interdisait tant la démolition que la restauration "sauvage": une telle entreprise devait être accomplie avec l'aval et sous la direction des Monuments Historiques, ce qui expliquait que le bâtiment était réellement invendable.

De plus, le souvenir de la Marquise de R..., pour qui elle avait été construite et qui y était morte dans de troubles circonstances, était apparemment resté fort vivace, et de là venait assurément la croyance, toujours bien ancrée dans les esprits, que son spectre hantait les lieux pour pousser à la mort tout téméraire occupant futur...

La remise en état, plus que l'acquisition, me coûta une fortune, épongeant exactement tous les bénéfices de mon livre... Mais deux ans plus tard, après d'immenses travaux, la maison était enfin à moi, ce qui n'était que la moindre des choses puisqu'elle semblait faite pour moi, exactement comme si j'en avais moi-même dressé les plans.

Il faut dire que lorsque j'étais entrée pour la première fois dans les ruines, je m'étais aperçue que tout était exactement comme je l'avais imaginé. Et, entraînée par l'ambiance et le charme désuet et mystérieux de cet endroit, il n'aurait sans doute pas fallu me pousser beaucoup pour que je visse de mes propres yeux, comme en hallucination, les scènes que mon esprit avait si souvent reconstituées au cours de ses rêveries.

Tout prit une autre dimension quand je pus enfin emménager; ce jour là, je donnai une grande fête costumée avec quelques amis, tous masculins, ce qui ne peut vous étonner étant donné ma misogynie bien connue; Pour rendre hommage à la demeure, nous avions convenu de porter des habits du XVIII° siècle. Je m'étais trouvé un habit de marquis dans les stocks d'un costumier de théâtre, mais vous devinez bien que j'aurais préféré porter une de ces robes comme on les faisait à l'époque et que notre ancêtre spirituelle commune, le chevalier d'Eon avait faites siennes ! Mais cela semblait impossible, personne parmi mes amis ne connaissant ma particularité, que je tenais elle aussi du plus lointain de mon enfance, et que je gardais secrète au plus profond de moi-même.

Et pourtant...

Nous nous amusions bien; il devait être un peu avant minuit lorsque Christian, un ami de lycée qui avait toujours passé pour particulièrement hardi et montré bien du goût pour l'aventure, fit irruption dans la grande salle, d'où il avait disparu sans qu'on le remarquât, pour nous annoncer sa découverte sensationnelle dans une cave d'une aile du bâtiment. Nous le suivîmes, comme il convenait, et comme nous l'eussions fait trois siècles plus tôt, avec des chandeliers !

Ce qu'il avait trouvé, c'était l'entrée secrète d'une sorte de galerie: une porte de fer dissimulée par une garniture de pierres taillées destinées à la rendre invisible parmi les murs de la cave ornés de cette façon. Mais, avec le temps, rongée par la rouille, et sans doute mise à rude épreuve par les travaux de consolidation des fondations que j'avais fait réaliser, la porte s'était effondrée sur elle-même, découvrant l'accès d'une pièce aveugle.

Pénétrant dans celle-ci avec un silence religieux, nous découvrîmes une incroyable quantité de vieilles malles. Les premières, et visiblement les plus anciennes, contenaient... toutes les affaires de la Marquise de R..., à commencer par ses vêtements. L'ensemble des malles était disposé de telle sorte qu'il donnait l'impression d'un départ imminent ou, plus curieusement encore, celle que la Marquise les avait faites entreposer là pour les retrouver à son retour.

La première malle, donc, était remplie de robes fabuleuses, intactes malgré les siècles: le tissu en avait miraculeusement gardé toute la souplesse et la fraîcheur. Quel curieux spectacle ce fut que celui de tous ces hommes se penchant en silence, et avec une admiration respectueuse, sur les robes d'une femme morte trois siècles auparavant ! Tenant avec émotion l'une des ces robes dans mes mains, il me sembla sentir le parfum de la Marquise, et j'en fus soudain fort troublée.

La seconde malle, quant à elle, contenait tous les accessoires de toilette d'une élégante de cette époque: des perruques, des poudres, du blanc de céruse.... le tout en parfait état, soigneusement enveloppé et protégé de l'air comme de l'humidité.

Il était tard... nous étions gris... Tous disaient presque la même chose: "quel dommage que nous n'eussions pas de femme sous la main pour lui faire porter ceci!", sauf moi, qui pensais "Quel dommage que je ne sois pas seule pour essayer tout cela !" Et, juste à ce moment là, Alain me dit le plus sérieusement du monde:

-"Vas y, toi, mets ça, pour voir !"

Sur le moment, je crus avoir mal entendu. Je me tournai vers lui, et Alain répéta:

"Mais oui, tu es le seul à pouvoir entrer là-dedans, vu ta taille !"

Il était vrai que j'étais le plus menu de tous ces grands gaillards... Je me tournai vers eux, sans répondre, sans montrer que je n'attendais que cela, avec peut-être dans l'idée la coquetterie d'une protestation; mais leurs regards étaient unanimes, qui m'invitaient à me vêtir de ces parures. Alain insista encore, en y mêlant la plaisanterie:

"Après tout, c'est toi la propriétaire, maintenant !"

Tous s'esclaffèrent. C'en était trop.A la lueur des chandelles, je défis mes habits, mon frac, mon gilet, ma culotte, mes bas... et commençai ma transformation. Comment je m'y retrouvai dans les nombreux et complexes accessoires de cette mode surannée, je ne sais... Toujours est-il qu'en moins d'une heure, je me retrouvai fort à l'aise dans une robe à paniers des années 1760, et trouvant tout naturel de sentir mes larges engageantes blanches froufrouter à chaque mouvement de mes bras. Je poussai l'élégance jusqu'à n'oublier pas de me parer d'au moins trois de ces petits morceaux de taffetas noir, les mouches, qui firent fureur à la Cour: les miennes était de petits losanges que je pris grand soin de placer selon le code en vigueur pour signifier que je n'étais pas disponible...

Un ami, qui fouillait dans une troisième malle, poussa une telle exclamation que nous nous retournâmes brusquement: Tremblant d'excitation, il nous montra un collier à plusieurs rangs qui me parut aussi beau que celui qui contribua tant, plus tard, à la perte de Marie-Antoinette. Nous le fîmes passer de main en main, chacun savourant la chance extraordinaire de pouvoir examiner de près un tel bijou.

-"Si c'est un vrai", dit quelqu'un, "tu n'as plus besoin d'écrire des livres ! Tu n'as qu'à le vendre et ta fortune est faite !"

Je m'indignai presque, sans savoir exactement pourquoi:

-"Le vendre ! Un collier qui ma été donné par Sa Majesté, juste avant que cet odieux Monsieur du Barry lui fasse rencontrer sa créature ! Jamais !"

-"Sa Majesté ? Mais de qui parles-tu ?" s'étonnèrent quelques-uns.

-"Mais.. de Louis le Quinzième, bien sûr...", précisai-je, sans savoir pourquoi j'avais plaisanté de la sorte.

En voyant les visages supéfaits de mes amis, je me sentis soudain très lasse; puis je me repris et demandai à ce qu'on me passât le collier. Ainsi fut il fait, et nous regagnâmes la grande salle à manger.

Dans les glaces que nous trouvâmes sur le chemin, nous avions fière allure; mes amis m'entouraient comme une véritable escorte et je me faisais l'effet d'être, plus qu'une marquise, une véritable reine. Par un anachronisme que nous vilipendâmes tous joyeusement, Alain sortit du néant un appareil photo et immortalisa quelques scènes et tableaux particulièrement réussis, comme celui où nous dansions le Menuet.

Vers sept heures du matin, nous nous étions tous tant amusés que nous mourions de fatigue et que nous nous rendîmes, moi dans ma chambre, mes amis dans celles que je leur avais fait préparer, et que nous y dormîmes presque toute la journée. Mon sommeil fut agité de rêves confus qui ne me laissèrent, à défaut de souvenirs, que le sentiment d'une immense nostalgie.

Le lendemain, quand nous nous levâmes, il était grand jour. Je n'avais pas souvenir d'avoir repris mes habits d'homme avant de m'endormir, et, quand je constatai que la robe de la Marquise reposait à plat sur la garniture de mon lit, mon premier geste fut de m'inquiéter du collier. Sans doute avais-je eu le réflexe de le mettre en sécurité dans le coffre de ma chambre, puisque ce fut là que je l'y trouvai. Je l'admirai encore avant de descendre déjeuner: à la lumière du jour: il jetait feux et éclats comme je n'en avais jamais vu de semblables... et ce fut avec mille précautions que je le remis à sa place.

En bas, dans la cuisine, où s'amoncelaient les restes du repas de la veille, maintes personnes, qui avaient eu moins besoin de sommeil que moi, s'étaient déjà succédées. Et c'est alors que j'ébouillantais ma théière qu'Alain fit irruption, une photographie à la main. Il avait l'air bizzarre:

-"Jean", me dit il je voudrais que tu regardes ça..."

C'était une des photos qu'il avait prises au cours de la fête: celle où je portais la fameuse robe.

-"Ah", fis-je, "tu as inauguré mon labo ? Tout fonctionne bien ?"

-"Oui, oui, je voulais faire les tirages le plus vite possible..." répliqua-t-il avec un rien d'agacement dans la voix. "Mais regarde cette photo !"

Je m'exécutai. On m'y voyait lever une flûte de champagne pour le photographe, dans la tenue de la veille, en robe et perruque poudrée, l'étincelant collier au cou.

"Cette photo est vraiment parfaite..." admirai-je sincèrement. "Je peux la prendre ?"

Alain s'étonna de mon peu de réaction:

-"Mais enfin", fit-il, tu ne remarques rien ?

Je regardai plus attentivement, sans rien déceler d'anormal.

-"Mais non, Alain, rien de rien; elle est très bien, je t'assure..."

-"Tu le fais exprès, ma parole ! Tu ne vois pas que ce n'est pas toi sur cette photo ???"

Je me mis à rire:

-"Alain ! Tu sais bien que j'étais déguisé ! Tu n'es donc pas ressorti des vapeurs de champagne ?"

Mais Alain d'en démordait pas:

-"Ce n'est pas ce que je veux dire: regarde attentivement: la personne qui est là te ressemble, et te ressemble même étonnamment, comme une soeur jumelle à vrai dire, mais ce n'est pas toi: regarde la forme des sourcils... Ecoute, je suis photographe professionnel, j'ai le sens des détails, quand même !"

Je ne comprenais décidément pas où Alain voulait en venir, persistant à ne rien trouver d'extraordinaire à cette photographie où je me reconnaissais parfaitement ! Et je devais le regarder d'un air si amusé qu'il en vint à l'argument qu'il estimait le plus décisif:

"Bon... Alors regarde tes ongles et compare avec la photo !"

Là, j'avoue que je fus impressionnée: étant pianiste amateur, j'avais les ongles courts; et sur la photographie, ils étaient indéniablement longs. Cette fois, je pris la photographie en mains pour mieux l'observer, et la fis tourner sous la lumière. Après un long moment, sous l'oeil inquisiteur et narquois d'Alain, je rendis mon diagnostic:

"Curieux... Un effet d'optique, sans doute... la perspective ou l'ombre portée..."

Alain leva les yeux au ciel:

-"C'est à moi que tu viens parler d'effet d'optique ? Tu veux rire ! Je ne sais pas qui j'ai photographié, mais je persiste à te dire que ce n'est pas toi, un point c'est tout !"

Avant que j'aie pu l'apaiser, Alain était sorti de la pièce, presque en claquant la porte, furieux de m'avoir trouvé aussi bornée...

Dans les heures qui suivirent, il me fallut, après quelque rangement, prendre congé de mes amis, qui rentraient tous chez eux, à l'exception d'Alain, celui-ci m'ayant demandé l'autorisation de faire l'inventaire des affaires de la Marquise découvertes à la cave; et c'est assez fatiguée par tout cela que je me retrouvai dans ma chambre vers six heures du soir.

J'avisai la robe de la veille et cela réveilla mon désir d'être de nouveau seule chez moi pour les seuls moments de détente et d'apaisement que je connaissais de la vie, ceux où je pouvais m'habiller en femme, ce qui m'était arrivé un nombre infini de fois depuis l'enfance... Mais c'était la première fois que je pouvais porter d'aussi beaux atours, et je regrettais presque d'avoir donné à Alain la permission de s'attarder chez moi... Mais il eût été injuste de refuser cela à un si vieil et si fidèle ami.

Je caressai la robe une nouvelle fois, et puis je me décidai... Après tout Alain était sans doute fort occupé... Qui sait s'il n'essayait pas des robes, lui aussi ? Cette idée m'amusa... Je n'avais qu'à verrouiller ma porte et, s'il survenait, faire semblant de dormir. Je passai la robe avec d'infinies précautions, encore plus de plaisir que la veille, et allai m'admirer dans la glace avec plus de complaisance que je n'avais pu le faire en présence de mes amis.

Je m'y trouvai naturellement plus belle que jamais... je n'avais pas jugé bon de remettre ma perruque blanche, et il me fallut un moment pour remarquer que mon reflet, dans la glace, avait les cheveux longs... Le soufle coupé, vacillante, je mis mes mains sur mon visage... et remarquai, sur celle qui, en face de moi, faisait de même, ses ongles longs, ceux de la photographie ! Le coeur battant à tout rompre, je m'évanouis.

Ma perte de conscience dut ne durer que quelques instants... Quand je m'éveillai, je me levai aussitôt et courus d'une traite, et, surtout, sans regarder le miroir, jusqu'à la porte, que je déverrouillai pour m'enfuir dans le couloir. Je courus jusqu'à la salle à manger, où je rencontrai Alain.

Je devais paraître particulièrement affolée, car lui même ouvrit de grand yeux en me voyant.

-"Alain, une photo, prends moi en photo, prend moi en photo, vite !" hurlai-je presque.

Il hésita:

-"Mais qu'est ce que..."

-"Fais ce que je te dis, pour l'amour du Ciel ! Prends moi sous tous les angles !"

Mon ton dut lui paraître sans réplique, car, très pâle, il obéit, prenant de moi une dizaine de clichés de face et de profil. Ah, je vous jure que je ne jouai pas au "Top-model"... pas de sourire, pas de pose affectée...

"Tu peux les tirer tout de suite ?", demandai-je, fébrile

Alain se contenta de me répondre d'un hochement de tête, et sans me regarder. Je lui emboîtai le pas jusqu'au labo que j'avais fait aménager pour mon hobby, passion qu'à vrai dire Alain m'avait communiquée depuis longtemps. Celui-ci marchait vite, et j'avais quelque peine à le suivre, surtout pour passer les portes, qui, bien que larges, m'obligeaient à me garder de mes paniers.

-"Tu n'enlèves pas cette robe ?" remarqua-t'il, toujours sans me jeter un regard.

"Plus tard..." répondis-je.

J'aurais voulu ajouter que nous avions autre chose à faire et que je voulais voir les photographies d'abord, mais je savais bien que ce n'était pas la vraie raison. J'étais comme envoûtée: plus qu'aucune autre tenue, celle-ci me communiquait les sensations de plénitude et d'harmonie qui me manquaient tellement dans la vie ordinaire...

Une fois dans le laboratoire, et fait le noir le plus complet, Alain se mit immédiatement à l'oeuvre, plaçant le film extrait de l'appareil dans la cuve de développement. J'entendais les bruits de cette manipulation, qui m'était familière, et que je pouvais suivre ainsi à la seconde près.

Quand il ralluma, je le vis régler la température du bain marie pour le développement de la pellicule couleur. Et ce fut lui qui parla le premier.

-"Tu sais que j'ai ouvert d'autres malles ? J'y ai trouvé... bien d'autres choses très intéressantes..."

-"Quoi donc ?"

-"Eh bien... j'ai l'impression que cette maison... vois-tu, il se pourrait qu'elle soit bel et bien hantée... ou maudite... enfin, quelque chose dans ce genre... Quoi qu'il en soit, son histoire n'a rien de clair..."

-"Que veux-tu dire ?"

"Sais-tu que toutes les propriétaires en sont mortes, les unes après les autres ? Parfaitement... j'en ai compté quatre à cinq par siècle en un peu plus de deux-cents ans... Et tu sais comment je l'ai appris ? En lisant les journaux, tout simplement... Des exemplaires des journaux que j'ai trouvés dans les malles, depuis la "Gazette de France" de 1770 jusqu'au "Monde" de 1956. C'est toujours la même histoire: une femme habite cette maison pendant des années, puis y meurt. S'y suicide, pour tout te dire... La maison reste vide ensuite, parfois pendant des dizaines d'années, jusqu'à ce qu'une autre arrive, sortie d'on ne sait où, et tout recommence..."

Je me taisais; Alain avait les gestes méthodiques et précis du professionnel, remuant la cuve à intervalles réguliers. Il reprit:

-"Et tu sais quoi ? Je me demande ce qui est le plus curieux: que quelqu'un ait pu réunir tout cette documentation, comme si c'était la même personne qui traversait les siècles, ou le fait que toutes ces femmes se ressemblaient comme des soeurs ? Je te jure, je l'ai vu: dans les journaux du XX° siècle il y a des photographies, et j'ai pu comparer à des portraits miniatures du début du XIX°; Ah j'oubliais: il y a des Daguerréotypes, aussi; des pièces uniques... Tous ces femmes se ressemblent comme des gouttes d'eau, à part bien entendu la coiffure et le costume."

Je n'osai pas demander plus de précisions. Alain en était à la fin du rincage. Il ouvrit la cuve pour en extraire la pellicule fraîchement développée et la mettre à sécher. J'avais repris mes esprits et le regarder opérer m'aidait à me replacer dans le monde ordinaire.

Il vint enfin un moment où Alain jugea la pellicule suffisamment solide pour prendre place dans l'agrandisseur. Il la cala soigneusement dans le porte-négatif, et régla la netteté de l'image formée sur le socle. Je vis qu'il comptait faire du grand format. Il éteignit, et, là encore, je pouvais suivre ses gestes au bruit: je sus qu'il prenait une feuille de papier vierge dans le sac noir qui les contenait toutes, et qu'il la calait sur le plateau. Un flux de lumière blanche jaillit de l'appareil quelques secondes et le noir réengloutit la pièce.

Alain était un tel expert qu'il n'avait en général même pas besoin de faire les classiques tests d'exposition. Il plaça la feuille dans la cuve et ralluma.

Il ne se remit à parler qu'une fois l'épreuve révélée, pour son rinçage. L'ayant sortie du bac, il me la tendit en disant:

"Regarde toi même..."

Je pris la feuille en tremblant. Comme toujours, son travail était parfait. Mais sur la photo, j'avais les ongles et les cheveux longs. Et la dimension de la photographie me permettait de fort bien discerner que les détails de mon visage n'étaient plus tout à fait ceux auxquels j'étais accoutumé.

-"Mon Dieu..." murmurai-je... "Qu'est-ce que ça veut dire ?"

-"Mais c'est toi, Jean... c'est toi... Je ne l'avais pas remarqué l'autre nuit, ni ce matin, mais c'est toi qui as changé... Je ne sais pas comment tu as fait ça, mais... regarde toi..."

Alain me désigna mes mains du regard. Mes propres ongles étaient longs, comme ceux de la photographie. Et je sentis soudain mes cheveux dans mon cou. Curieusement, je n'avais plus peur. J'étais même soulagée.

"Qu'est-ce qui m'arrive ?" me demandai-je pourtant encore à moi-même.

-"Je t'ai dit que ça n'était pas clair, ici... Si tu veux mon avis, tu ferais mieux de renoncer à t'installer dans cette... cette..."

Alain n'acheva pas et entreprit de tirer les autres photographies. De sa voix rassurante, il continua l'histoire:

"Jean, je ne t'ai pas dit le plus important... Mais j'ai absolument besoin de savoir quelque chose, et je veux que tu me répondes avec la plus totale franchise. Tu es d'accord ?"

-"Bien sûr !" fis-je "Tu es mon ami depuis si longtemps..."

-"Alors voilà..." me demanda la voix dans le noir. "Est-ce que... est-ce que tu es un travesti ?"

J'étais loin de m'attendre à cela... Jamais je n'avais avoué une telle chose à qui ce que fût. Même ma mère n'avait jamais pu s'en douter, grâce aux précautions que j'avais toujours prises. Mais je compris qu'il eût été vain, dangereux et malhonnête de cacher la vérité à Alain dans de telles circonstances.

-"Oui, on peut dire ça..." avouai-je dans un soufle avant que la lumière ne revînt.

Alain ne me fit aucune observation, aucun reproche. L'ami se contenta de me dire:

-"Alors tu es en danger, Jean... Ce que je n'ai pas encore dit, c'est que toutes ces femmes qui sont mortes ici... on s'est aperçu ensuite qu'en fait c'étaient des hommes... C'est pour cela que les journaux en ont parlé à chaque fois..."

Un frisson me parcourut tout le corps. Je m'aperçus que mes ongles étaient revenus à leur longueur normale, et de même pour mes cheveux. Je jetai un coup d'oeil à Alain, à qui cela n'avait pas échappé non plus. Je soupirai, revenant soudain au bord du malaise.

-"Tu as vu ça ? Mais qu'est-ce que j'ai ? Est-ce que je suis "possédé" ? Je ne crois pas à ces choses..."

Alain avait fini de tirer les clichés et les avait mis à sécher sur un fil.

-"Je crois que la réponse doit se trouver en bas. Nous devons ouvrir toutes les malles et trouver la solution de l'énigme avant que ça ne devienne trop sérieux. On ferait bien de commencer tout de suite: ca risque de nous prendre pas mal de temps.

Je me levai et allai regarder les épreuves. Il se mêlait à ma vision des souvenirs que je n'avais jamais vécus et qui assaillaient mon esprit de toute part; Je tentai vainement de leur résister, quoi que j'eusse la conviction que mes efforts étaient inutiles et dérisoires. Puis ce fut littéralement comme s'ils essayaient d'envahir ma tête, au point que je me la pris dans les mains comme pour soulager la pression qui ne cessait d'augmenter. Je savais pourtant ne pas pouvoir tenir très longtemps ainsi; alors, par un monstrueux sursaut de volonté, je décidai de les accepter. Et, soudain, je sentis une force en moi qui partit de mon ventre, m'envahit l'estomac, remonta dans la poitrine et finit dans ma tête avec une explosion de lumière qui m'éblouit plusieurs secondes. Je poussai un cri déchirant qui semblait ne plus devoir finir, comme si je rendais l'âme, ou plutôt comme si on me l'arrachait.

Quand je retrouvai mes esprits, j'étais dans les bras d'Alain, plus effrayé que jamais, et blanc comme un linge.

-"Ca va ?", me demanda-t'il.

Je me sentais bien. Merveilleusement bien. Comme jamais, peut-être, dans aucune de mes vies. D'un bond, je me redressai. Instinctivement, Alain recula.

-"Les malles....", lui-dis-je. " Pas la peine d'aller voir... Je sais ce qu'elles contiennent. Et je vais tout te raconter."

"Tu te demandes qui je suis ? Je me présente: Elisabeth Charlotte Alexandrine Magny, Marquise de Roncières, née pour la première fois en 1709! Enfin, pas sous ce nom là... Je suis née garçon... tu vois donc que mon goût du travesti ne date pas d'hier... Et je fus grâce à cela, dans son adolescence, la première camarade de jeux de Sa Majesté..."

Le pauvre Alain me regardait avec des yeux ronds... Je fouillai dans mes souvenirs... tout cela me paraissait si frais, encore...

"Vois-tu, ce n'est pas un secret que Louis, qui passe pour avoir été si libertin tout au long de son règne, ne manifesta dans son adolescence pour les femmes qu'une sorte de froideur extrême, à peu près exactement compensée par l'intérêt qu'il portait aux jeunes gens de son âge... à tel point qu'on s'en émut pour lui et, surtout, pour le royaume, et qu'on entreprit de corriger la nature en sa personne pour lui donner volontairement le goût de l'espèce qui lui faisait tant horreur... Mais comme c'était un enfant sensible, et qu'on devinait que le brusquer conduirait directement à l'échec, on résolut en quelque sorte de l'habituer progressivement... Et c'est ainsi que moi, mi-garçon mi-fille, je devins son ami, son confident."

En même temps que je le racontais, je revivais cette année 1722 où l'on m'avait tirée de chez mes parents, nobles désargentés qui m'avaient surprise plusieurs fois, ignominie suprême, dans les robes de nos servantes. Celles-ci eussent été chassées sans ménagement si je n'avais confessé non seulement qu'elles ne m'avaient point pervertie mais que c'était moi, au contraire, qui les avais contraintes à se plier à ma fantaisie... Je ne sais comment, le fameux abbé de Choisy, qui, comme on sait, partageait mes goûts dans ce domaine, avait eu vent de cette histoire et était même venu chez nous, naturellement vêtu en femme, au grand scandale de mes parents... Mais c'était un grand et influent personnage qui ne se pouvait mettre à la porte aussi facilement qu'une servante, et qu'il convenait même de recevoir avec des honneurs dont la perspective faillit faire mourir ma mère d'aploplexie...

Le souvenir de la visite de l'Abbé, qui avait alors près de quatre-vingt ans, mais qui ressemblait absolument à une femme bien moins âgée, amena un sourire sur mes lèvres: il avait demandé à me voir (je pense que c'était là le principal, voire le seul, motif de sa visite !) et, non satisfait que l'on me présentât à lui en garçon, émit le désir, auquel on ne pouvait point se soustraire, qu'on me réhabillât en fille. Jugez de ma surprise et de ma satisfaction à ce voeu qu'on s'empressa de satisfaire en me donnant la plus belle robe de ma mère !

Je lui fus donc représentée peu après, au milieu de la conversation fort mondaine qu'il entretenait avec mes parents et dont, naturellement j'attendis la fin pour me manifester. L'abbé m'aperçut enfin, et ce qu'il goûta fort, je pense, outre mon nouvel aspect, fut la révérence que je lui adressai comme toute demoiselle l'eût fait à une grande dame de la Cour. L'abbé me fit un sourire puis, avec une certaine moue qui mortifia ma pauvre mère, demanda si c'était là ma seule toilette. Ma mère répondit que oui sans oser dire que j'en étais tout à fait dépourvue, et l'Abbé déclara qu'il était ridicule qu'une belle jeune fille comme moi en fut réduite à se parer de tels oripeaux. Sans laisser à ma mère le temps de protester, il posa sur la table une bourse bien remplie destinée à mes frais de couturière. Et sur ce, le fantasque personnage quitta notre maison. Je ne le revis jamais.

La bourse de l'abbé, qui était la bienvenue, ne servit évidemment pas à me faire faire de nouvelles robes. Mais je n'eus guère le temps de le regretter puisque peu après, à la grande confusion de mes parents, l'abbé ayant certainement bavardé, je fus appelée à la Cour pour servir à Sa Majesté de compagne de jeux !

Je repris mon récit:

" Nous eûmes les memes précepteurs, les mêmes maîtres... Face à Sa Majesté, je restai un an en garçon, pour gagner Son amitié et Son estime; et je restai ainsi un an.Quand ce fut fait, on m'habilla enfin en fille, avec défense de paraître autrement vêtue devant Elle, qui, je dois dire, accueillit la nouveauté avec autant de bonne grâce que moi... et je passai encore avec Elle une autre année, avant qu'on décidât qu'il suffisait, et qu'on l'obligeât en 1724 à faire ce voyage à Chantilly pour lequel on avait eu soin de rassembler les dix-sept plus grandes putes du Royaume... Oui, la conversion de Sa Majesté ne réussit que trop bien, mais l'on oublie que sans moi, si je n'avais pas marié les charmes et avantages des deux sexes, pour La rapprocher de celui dont Elle dédaignait tout, rien n'aurait été possible... Ah, l'on serait bien étonné d'apprendre que, dans la somme effarante de ses maîtresses, Louis XV ne recherchait au fond rien d'autre que la nostalgie de la brève et jeune compagne que j'avais été... C'est pourtant ce qu'il m'a dit, dans le Parc, un jour de solitude... Tiens, le jour même où il me fit don de ce collier que je portai hier."

"Il y a tant d'autres choses qu'on ne sait pas... C'est que Sa Majesté m'a toujours gardé Sa confiance et Son estime les plus profondes: ainsi, c'est moi qui créai et fus chargée, bien avant le Prince de Conti, dès les débuts de l'Affaire de la Pologne, du fameux "Secret du Roi", cette sorte d'agence de renseignements avant la lettre; c'est moi, et pour cause, qui eus l'idée d'employer des hommes travestis en femme à glaner des secrets d'Etat à travers toute l'Europe... S'il est vrai que c'est Monsieur de Conti qui a envoyé, en 1755, juste après que Sa Majesté avait décidé de m'accorder quelque repos, le fameux Chevalier d'Eon servir de lectrice à la tsarine Elisabeth, c'est moi qui l'avais recruté !"

"Tiens, vois comme les choses sont étranges: tu as entendu parler du duel de 1787 dans lequel Eon ridiculisa, et blessa plusieurs fois, le Chevalier de Saint-Georges, l'une des plus fines lames du Royaume ? Eh bien, c'est ce même Chevalier de Saint-Georges qui m'avait tuée, quinze ans plus tôt, au cours d'un autre duel, dans la cour même de cette maison..."

Je m'interrompis, portant machinalement la main à la pièce d'estomac de ma robe, là où j'avais été transpercée... J'avais pourtant eu le même maître d'armes que Sa Majesté... Mais, avec le temps, ma pratique et ma science s'étaient émoussées au point que j'avais été surprise par un assaut plus fougueux de mon jeune adversaire. Je m'étais effondrée et je m'étais éteinte doucement, mon adversaire ayant eu la courtoisie de ne pas retirer sa lame, avec du moins la satisfaction de mourir en femme devant le monde. Et je me souvenais aussi, et comment ! du voeu que j'avais alors formulé, d'y renaître vraiment fille.

Il s'en était fallu de peu: j'étais revenue au monde l'année même, en 1772, mais encore en garçon, hélas... Je ne savais pas qui j'avais été, juste avant; la vie était dure à cette époque, vers 1789, pour le jeune boulanger que j'étais, et je n'avais guère le temps de me livrer à des rêveries métaphysiques ! Mais j'avais toujours cette furie de m'habiller en fille, et, à l'insu de mon patron, c'est dans cette tenue que j'allais livrer les commandes que nous faisaient les grandes maisons de Paris... Car, faut-il le dire, même sous la Révolution, la disette n'était le lot que du peuple et n'ont jamais manqué de rien ni les Grands ni les riches, pour ne pas parler des profiteurs et des spéculateurs comme ces ordures de Danton, de Brissot, de Pétion... Je vis Robespierre une fois, parler dans une de ces maisons et stigmatiser le luxe insolent de ceux qui, disait-il, "poussaient l'impudence jusqu'à prétendre représenter le peuple quand ils eussent été bien en peine de trouver en eux la moindre de ses vertus à lui". Maigre, sévère, d'une sincérité fièvreuse, et animé selon les passages, d'une sorte de rage froide qui rendaient plus pénétrants encore ses mots et ses formules, il tranchait si fort sur ces petits-bourgeois qui n'avaient renversé l'Ordre ancien que pour s'enrichir davantage et qui devaient causer sa perte, que j'en fus marquée à jamais.

Sur le chemin du retour, j'étais encore si perdue dans le discours que je venais d'entendre que je me retrouvai ici, dans cette maison, celle-là même avait eu lieu vingt-et un ans plus tôt, le duel fameux au cours duquel avait été tué, disait-on, un homme habillé en femme... Mon instinct, mon inconscient, ma mémoire éternelle m'y avait directement conduite. Cela ne fut cependant pas suffisant pour me redonner la conscience de mon identité: il fallut la grande rafle organisée chez Madame Roland, où je livrais par hasard des pâtisseries délicates destinées à ses amis Girondins, et que je me retrouvasse en prison avec les ci-devant que j'avais tant fréquentés dans ma vie antérieure, pour recouvrer la mémoire de celle-ci, dont je ne profitai guère.

Je féminisai mon prénom et prétendis m'appeler Philipine Roncières. Mais le Tribunal Révolutionnaire ayant été averti que j'étais un homme, pensa que le déguisement faisait l'espion et m'envoya dans cette tenue à la guillotine, dans une fournée d' autres femmes, parmi lesquelles, ironie du sort, Jeanne Bécu, Comtesse du Barry...

Je m'aperçus que, songeant à tout cela, j'étais restée longtemps silencieuse... Je regardai Alain, qui semblait médusé et tenta de balbutier quelques mots.

-"Mais tu... enfin vous... je..."

Je tentai de lui venir en aide:

-"C'est bien moi, Alain... Tu n'as connu qu'une facette de moi-même, et soudain me voilà tout entière... J'ai toujours été la même personne, enrichissant ses expériences avec le temps... Si tu savais tout ce que j'ai connu, appris... Je me suis réincarnée plusieurs fois au cours de ces derniers siècles, avec l'espoir toujours déçu de renaître fille; à chaque fois j'ai dû repartir de zéro, mais cette maison, que je finissais par retrouver régulièrement, était en quelque sorte mon port d'attache...Il est vrai que je m'y suis suicidée souvent, d'où sa réputation détestable: c'était juste dans le but puéril de renaître autrement...

Mais maintenant ce n'est plus nécessaire !"

-"Ah bon ? Pourquoi ?

-"Parce qu'aujourd'hui, je suis totalement maîtresse de mon apparence... J'ai passé plus de temps dans les limbes que sur Terre, j'ai appris autant dans cette vie que dans l'autre, et j'en ai la pleine conscience, la pleine connaissance..."

Alain me regardait avec un mélange de crainte et de pitié, comme s'il me jugeait à la fois folle et dangereuse... Je résolus de le convaincre:

"Tu te souviens des ongles longs, sur la première photo ? Et tu te souviens aussi, voici quelques instants, de mes cheveux, qui avaient poussé dans ma chambre et qui ont repris ici leur longueur normale ?"

Alain s'en souvenait, bien entendu: cela avait certainement l'expérience la plus angoissante qu'il avait jamais vécue ! Il hocha la tête.

"Ce n'était pas de la possession, Alain: c'était juste, en quelque sorte, le pilotage de l'apparence de mon corps par mon inconscient sous le coup de l'émotion. Toi, le photographe, tu le sais bien: nous ne sommes pour autrui que des reflets, des perceptions; notre nature est extérieure à ce monde et s'y incarne dans une matière qui n'a pas de qualités propres et qu'elle façonne comme elle le désire... D'habitude, cela nous échappe; mais on a toujours dit que quelques grands sorciers parvenaient à changer leur apparence, et la vérité est... que cela est possible ! Regarde moi !"

Je fermai les yeux et me concentrai intérieurement, comme je désormais le savais le faire. En un instant, je sentis ma taille et mes formes s'affiner, ma peau s'adoucir, ma poitrine gonfler et pousser mes cheveux... Je n'avais pas besoin de glace pour savoir que j'étais, au sens le plus exact de ce terme, la charmante jeune femme que, depuis trois siècles, j'avais toujours rêvé d'être...

Mais Alain était absolument épouvanté; c'en était trop pour lui:

-"Mon Dieu !" hurla-t'il en claquant des dents. "Ne t'approche pas de moi !"

J'étais consternée, ne sachant que faire pour le calmer:

-"Mais Alain, c'est moi, rien que moi...", fis-je en reprenant à regrets l'aspect sous lequel il m'avait toujours connue. "Ca n'a rien d'extraordinaire, je t'assure, toi aussi tu pourrais le faire... c'est tellement simple... juste la manipulation mentale de ce que Carlos Castaneda appelle "le point d'assemblage" dans les ouvrages qui relatent ses conversation avec le vieux Dom Juan... Nul n'a été, plus que lui, aussi près de la vérité... Tu veux que je t'apprennes ?"

Alain recula avec brusquerie en direction de la porte:

-"Non ! Non ! Va au diable !"

Je voyais bien qu'Alain, en proie à une peur panique, allait tenter de s'enfuir. Peut-être même allait-il raconter toute l'histoire en sortant d'ici... Cela ne m'inquiètait pourtant guère, car je savais bien que personne ne le croirait...

-"Si tu savais comme cela me fait du bien, Alain, de parler de tout cela à quelqu'un... tu es mon seul ami, Alain, le seul en trois cents ans avec qui je peux partager cela..."

Alain avait la main sur la poignée de la porte.

"Et puis, je peux te dire tout ce que je sais sur les siècles que j'ai vécus... Tu te rends compte, Alain, que je sais des choses que personne d'autre au monde ne connaît ? Tiens, tu veux savoir la vérité sur les faux dauphins ? Tu veux savoir quel homme était Bonaparte ? Tu t'es toujours intéressé à cette période, je ne l'ignore pas... Dis moi ce que tu veux savoir !"

Alain ouvrit la porte et s'enfuit à toutes jambes. Il devait vouloir regagner sa chambre pour y prendre ses affaires. Mais j'y fus avant lui, grâce à une porte dérobée dont je connaissais l'existence et qui fonctionnait toujours: Je sortis de la cheminée de sa chambre à sa grande stupéfaction, alors qu'il y entrait par la porte. Mais déjà il remplissait sa valise à grand hâte et sans dire un mot.

"Ou alors, tu veux savoir à quoi ressemblaient les femmes des siècles passés ?" repris-je, dans l'intention de le séduire. "Regarde, voici la Pompadour, là, devant toi ! "

C'était un jeu pour moi qui l'avait si souvent rencontrée, de prendre son apparence; il ne fallut que quelques secondes. Mais Alain, après m'avoir jeté un coup d'oeil, se mordit les lèvres et continua de faire sa valise.

"Alain, réalises-tu que tu es le premier homme depuis Louis XV à voir la Pompadour comme elle était ? Réalises-tu que je puis être n'importe qui pour toi ? Regarde: la Du Barry !"

Comme je l'avais fait pour Jeanne Poisson, je devins Jeanne Bécu; Sa blondeur resplendissait dans la glace, mais Alain ne me regarda même pas. Affolée, je devins successivement et en quelques secondes Mademoiselle de Morphise, la Marquise de la Tour-Du-Pin, Françoise de Châlus et les plus belles des soeurs de Nesle, toutes les maîtresses du Roi que j'avais si bien connu, mais rien n'y fit. Alain quitta la pièce en courant. Et je pleurai d'impuissance comme j'avais si souvent pleuré de rage et de dépit auparavant.

Ce fut alors que j'entendis un grand bruit qui venait de l'escalier, dans lequel je me précipitai à mon tour: pour l'avoir voulu descendre trop vite, Alain gisait en bas des marches, le cou brisé... Je ne parvenais pas y croire... penchée sur son corps à jamais immobile, je pleurai de nouveau à chaudes larmes pendant de longues heures, lui caressant ses cheveux et l'appelant par le nom de "Louis", qui avait été le sien autrefois, et que j'avais si misérablement échoué à lui faire se ressouvenir...

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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