L'île de la disparue

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


J'aime à caresser le globe terrestre qui orne mon bureau; quelquefois, quand la nostalgie se fait irrésistible, je le fais tourner d'un doigt pour y revoir un ilôt perdu dans l'Atlantique, où j'ai passé les deux plus belles années de ma vie secrète.

C'était voici près de quatre-vingts ans, déjà. Je ne suis plus aujourd'hui qu'un vieillard fatigué, mais, à l'époque, mon coeur battait dans la poitrine d'un tout jeune homme, fraîchement diplômé, et qui s'était porté volontaire dans une expédition scientifique à destination du Pôle (c'était la mode alors !).

J'avais donc embarqué, avec une cohorte de savants et une profusion d'instruments de toutes natures, sur l'un des premiers brise-glace modernes, un fier bâtiment à coque d'acier, et qui s'appelait la Thétys.

Le voyage était long depuis la France, jusqu'à ces banquises lointaines. Au bout de quelques jours, j'avais épuisé la joie et le sentiment de liberté que m'avaient d'abord apporté la contemplation des vagues et la sensation du vent marin sur le visagé et ma cabine étroite et triste, partagée par surcroît avec trois vieux messieurs qui, en proie au mal de mer, restaient vissés sur leur couchette à y geindre sans arrêt, était loin de me rendre l'enthousiasme du départ.

Seuls les repas étaient de quelque agréable diversion dans la vie monotone qui s'était installée à bord; la table du Commandant était décidément un hâvre de civilisation dans cette carcasse de métal, un endroit où l'on retrouvait les brillantes conversations et l'ambiance des soirées que j'avais connues et détestées jadis, chez mes parents, que je pensais avoir abandonné à terre à tout jamais, et qui me manquaient depuis.

Comme j'étais assez heureux pour placer de temps à autre un mot qui se voulait spirituel, je crus reconnaître à mon égard chez la femme du Commandant, la seule femme à bord, et que l'on ne voyait qu'aux repas, un intérêt qui était plus que de la curiosité et moins que de l'estime. Et ceci me troubla quelque peu, car j'étais fort ignorant de la manière de plaire aux femmes, et peu soucieux de m'en instruire.

En dehors de ces instants privilégiés, je résolus, comme tout prisonnier, d'étudier ma prison; et, tandis que les hommes passaient le temps entre eux, dans cette atmosphère épaisse, étouffante et grasse qui m'a toujours dégoûté, j'apprenais le navire, et cela avec tant de soin que deux semaines après le départ, je le connus mieux que n'importe quel membre de l'équipage. Cela me sauva la vie, à n'en point douter. Car une nuit, quelques jours après avoir franchi le Tropique, une sirène retentissante interrompit mon sommeil. Je m'éveillai, me jetai hors de ma couchette, sortis de la cabine et me retrouvai dans un navire en feu; la fumée âcre se propageait dans les coursives, empêchant de rien distinguer, et les transformant en un labyrinthe mortel.

Les hommes étaient comme fous, et se ruaient en masse à travers le moindre passage, hurlant, piétinant les malheureux, les plus faibles, les moins rapides, et les plus raisonnables. Plus d'une fois, je dus me rejeter dans une niche de métal pour leur laisser place libre. Heureusement, et grâce à ma connaissance du navire, je réussis à gagner très vite le pont supérieur.Il y régnait une pagaille absolument complète. Les matelots y grouillaient en tous sens, tâchant de satisfaire à des ordres contradictoires, et se heurtaient sans cesse aux membres de l'expédition, que ne guidaient eux-mêmes que leur seul instinct. Mais le plus terrible était encore le spectacle de la mer, dont les vagues gigantesque balayaient régulièrement le pont, menaçant d'emporter à chaque fois tout ce qui s'y trouvait, et dont la houle balançait le navire de telle sorte qu'on ne pouvait faire trois pas sans devoir s'accrocher solidement à tout ce qui pouvait servir à cet usage.

On détachait les derniers canots, et il n'était que trop visible que les places étaient comptées, et que nous n'y serions pas tous. Je crus un instant être condamné à rester sur le navire en perdition, quand quelqu'un me fit signe de la main, que je suivis aussitôt: c'était l'épouse du Commandant, sortie de ses quartiers et qui allait rejoindre le canot qui leur était réservé, ainsi qu'aux officiers supérieurs.

Je ne me souviens plus très bien de ce qui a suivi: comment je fus installé, quelle fut la vie à bord, pendant les quelques jours qui précédérent le second naufrage... de tout cela je n'ai que des images confuses. Je revois souvent, par contre, le moment où nous nous sommes éloignés du navire, peu à peu et malgré les mouvements formidables de la mer, et jusqu'à ce que nous n'entendîmes plus que le fracas des vagues et ne vîmes plus que leur creux, que tout ce qu'il y avait d'humain eût disparu de la surface des eaux; je revois bien aussi la silhouette fragile de la femme du Commandant, adossée à sa malle, et serrant en frémissant contre elle les deux sacs qui devaient contenir tous ses bijoux rassemblés à la hâte.

Mon ultime souvenir de cette tragédie n'est pas dans le canot: tombé à la mer sans que je sache comment, j'entends encore le calme majestueux des profondeurs sous-marines emplissant mes oreilles en même temps que l'eau, et je revois toujours ce vert apaisant qui est le leur; en train de me noyer, pleinement lucide et sans en être effrayé ni même chagrin le moins du monde...

Je me suis réveillé, vif, hoquetant et meurtri, sur une plage que chauffait le soleil. Il me fallut de longs instants pour admettre que je n'avais pas rêvé, que mes compagnons de naufrage reposaient désormais tous sous cette eau indifférente, et plus encore pour réaliser que j'étais un Robinson moderne. Car j'étais bien sur une île: mon premier soin fut de gravir une sorte de massif rocheux peu éloigné, et qui surplombait le sol de plusieurs centaines de mètres; après une ascension difficile qui me prit de longues heures, le panorama que je découvris était celui d'une île assez petite pour qu'on en fît le tour en un peu moins d'une semaine, absolument sauvage, perdue en mer, et apparemment inhabitée.

Si incroyable que cela paraisse, je n'en fus guère affecté: je m'étais souvent senti trop peu à ma place en société pour regretter de prendre la mienne sur se rocher inconnu et à l'écart des routes maritimes ordinaires. En outre, les romans de Jules Verne, que j'avais lus avidement, m'avaient donné une telle confiance dans les ressources de l'ingéniosité et de la connaissance, dont je n'imaginais pas être dépourvu, qu'il me semblait impossible de ne pas voir dans ce nouveau paysage une terre d'accueil et de renaissance.

C'est en redescendant par le versant opposé à celui par lequel j'étais venu que je tombai par hasard dans une petite clairière, où m'attendait une construction abandonnée. C'était une maison rustique, faite de grossiers rondins, et que la végétation commençait de recouvrir. Le maître des lieux en était sûrement parti depuis de longues années, mais il avait laissé sur place de véritables trésors, parmi lesquels des armes de chasse et des outils. Il y avait également un lit, dans lequel je me jetai pour m'endormir aussitôt, épuisé par ma première journée.

(Fin de la première partie)

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