Le portrait de Doriane Grey

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


Peut-être l'ignorez-vous, alors je vous en fais la confidence, mais je n'ai pas toujours été cette femme magnifique qui n'existe que dans mon imagination (que j'ai fort fertile au demeurant) ! Si je suis parvenue à une aussi surprenante mutation, c'est par le plus grand des hasards (mais le hasard existe-t'il ?), et grâce à un portrait qu'un peintre, ou plutôt une sorte de sorcier, a fait de moi dans des circonstances tout à fait inattendues dont le mystère demeure. En voici l'histoire.

Voici quelques années, je recevais à Paris ma traductrice espagnole (Car oui, j'ai une traductrice espagnole, la preuve ici). Enfin, elle était plutôt mexicaine mais donc bien de langue espagnole) et comme elle était étrangère je lui avais servie de guide pour une exploration touristique de la capitale. Après la Tour Eiffel, le Louvre et la Conciergerie, elle avait bien entendu désiré voir Montmartre et le Sacré-Coeur, et nous étions retrouvées en fin de son séjour sur l'inévitable Place du Tertre, noire de monde et occupée en majorité de peintres et de dessinateurs ou caricaturistes, plus ou moins doués, mais tous à l'affût du touriste.

Encore ces artistes faisaient-ils vraiment oeuvre de création ! Je me souviens que dans dans les années 80 officiait sur le petit pont qui conduit à Notre-Dame, et sous les regards admiratifs des passants, un peintre si méticuleux qu'il observait longuement dans la scène à peindre le détail qu'il allait reproduire, réfléchissait plus encore sur la manière de le restituer, et finissait au bout d'un quart d'heure par appliquer sur sa toile une touche unique, si légère et si précise qu'elle en semblait invisible. Et, de fait, elle l'était: car on avait beau repasser le lendemain, une semaine après ou un mois plus tard, le tableau en était toujours au même point. Mais je m'égare...

Donc, mon amie, qui désirait absolument emporter un souvenir de Paris lié à notre rencontre, ne fut pas longue à se laisser convaincre par un jeune étudiant des Beaux-Arts de poser pour lui. Elle demanda à ce que je fusse incluse dans le dessin au fusain, ce qu'il accepta, et nous restâmes ensuite suffisamment longtemps immobiles pour lui permettre de réaliser un double portrait parfaitement réussi qui représentait, hélas, deux hommes mais chose logique puisque nous étions en hommes.

Ce fut alors que se produisit l'incident: un confrère de notre dessinateur, un type sorti de nulle part que nous avions déjà remarqué en raison de sa dégaine impossible, de sa tenue improbable, de ses cheveux hirsutes, de ses nombreux gris-gris et de son regard un peu fou, jeta un oeil sur l'oeuvre soumise à notre approbation, et se mit à engueuler copieusement notre portraitiste dans un langage débité trop rapidement pour que je pusse le reconnaître, bien qu'il me semblât reconnaître quelques mots yaquis, mais dont les sonorités et les intonations se rapprochaient de l'espagnol. Je faillis faire un signe à mon amie pour lui demander ce qu'il en était, mais je m'aperçus qu'elle ne comprenait rien non plus à son galimatias.

Toujours était-il que notre infortuné artiste battit en retraite devant l'agité, qui s'empara sans façons du chevalet, du carton à dessin qui était dessus, en tira une feuille, et se mit à crayonner furieusement dessus en jetant à mon amie de brefs regards qu'il transposait aussitôt sur son dessin. Nous n'osions l'interrompre, et nous fîmes bien, puisqu'après avoir rageusement remis son portrait à mon amie, il tira une autre feuille du carton pour me croquer à son tour; et je vous laisse à deviner si j'osai quitter la pose une seule seconde !

Quand je pus enfin examiner son travail, qui me fut remis avec autant de grâce que celle dont avait bénéficié mon amie, je n'en crus tout d'abord pas mes yeux tant celui-ci était riche et fin, en totale opposition avec la brusquerie féroce de son créateur; et je fus aussi interloquée par le fait qu'il représentait incontestablement une femme inconnue, bien qu'elle suscitât en moi une attirance, pour ne pas dire une familiarité, surnaturelles. A côté de moi, mon amie, qui avait connu une surprise analogue, était dans la même expectative; elle osa cependant s'adresser à l'artiste dément par un geste qui exprimait la surprise et l'incompréhension que je partageais avec elle. Et celui-ci lui répondit laborieusement, lentement pour être bien compris, et en articulant démesurément chaque syllabe, "asì es como te veo ", ce qui signifie, m'expliqua-t'elle ensuite, "C'est comme ça que je te vois".

Nous lui offrîmes bien entendu de payer son travail, mais quand nous sortîmes quelque argent de nos poches, il refusa comme mortellement outragé, avec ce qui semblait être de la pure indignation, s'approchant de nous avec véhémence au point que nous pouvions voir le blanc de ses yeux. Et ce n'était pas une image, car, de si près, il était impossible de ne pas s'apercevoir avec le plus grand malaise que ses yeux révulsés le rendaient certainement aveugle au dernier degré... Il s'éloigna aussitôt et se fondit dans la foule qui avait investi la Place où, comme par magie, il disparut complètement, nous laissant interdites et songeuses.

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