La franc-tireuse

par Michèle Anne Roncières

Première Partie


A Corinne et Chrystie, avec amitié.

Maintenant que tous ces régimes viennent de s'écrouler, les uns après les autres, on me demande souvent à moi, la vétérante qui s'est fait connaître dans ses ouvrages comme leur immortelle ennemie , dans quelles circonstances je suis partie en Angleterre. Je n'avais jamais voulu les relater exactement jusqu'ici, parce qu'elle touchaient trop à des chagrins trop personnels et trop profonds. Mais, comme tout cela remonte à tellement loin, et que le personnage que je suis en sortira éclairé d'une lueur nouvelle, et ce, j'espère, quoi que n'en étant pas certaine, à la satisfaction de son public, ma foi, je veux bien révéler aujourd'hui ce qui a été un secret de tous les instants.

-"Police des Moeurs !" Ouvrez !

C'est ainsi que tout commença, un Dimanche, vers 5 heures du matin. C'était donc pendant ces années noires, après que la grande vague technocrato-politicarde avait de nouveau submergé l'Europe: les autorités morales avaient retrouvé leur prestige et leur influence d'antan, et tous les organismes de police, qui leur avaient été subordonnés, avaient reçu plus de pouvoirs qu'ils n'en avaient jamais rêvé.

Je me levai prestement, ôtai la chemise de nuit que je roulai en boule sous le traversin, enfilai le pyjama que je tenais toujours prêt pour semblable occasion, et me dirigeai vers la porte d'entrée, qui commençait à trembler sous les coups d'impatience des forces de l'ordre.

A peine l'avais-je entrouverte que je fus brutalement repoussée par trois brutes en uniforme, qui se mirent en devoir d'investir l'appartement. Une femme les accompagnait, qui, pour paraître moins grossière que ses acolytes, n'en fureta pas moins partout d'un oeil méthodique. Il en restait un, enfin, pour me surveiller, et qui refusa, muré dans un silence dédaigneux, de me donner la moindre explication, ce qui eût été d'ailleurs parfaitement superflu. Aux bruits que faisaient ses comparses dans mon appartement, il me sembla qu'il s'intéressaient plus particulièrement à ma chambre et à ma salle de bains. La scène suivante me le confirma.

L'un des types, une espèce de sauvage taillé à la hache, revint dans la pièce en tenant à la main ma chemise de nuit d'un air dégoûté.

-"Elle est encore chaude, Chef, regardez !"

D'un geste méprisant, le Chef balaya l'objet, qui se déroula en un clin d'oeil jusqu'à terre. Et c'eût été presque comique de voir ce rustre embarrassé tenir dans ses mains gigantesques une chemise de nuit rose aux fins empiècements de dentelle, s'il n'y avait pas eu derrière tout cela la traque monstrueuse de tout un appareil.

Le Chef se tourna vers moi d'un air triomphant, mais toujours sans s'abaisser à me parler. Je crus bon de me justifier.

-"C'est à mon amie, elle travaille très tôt, elle vient juste de partir."

La femme était de retour. elle précisa:

-"Vous avez été dénoncé: on vous a vu acheter cette chemise Samedi dernier aux Galeries Lafayettes."

-"Et alors ? C'était un cadeau pour mon amie !"

-"Une amie que personne n'a jamais vue dans l'immeuble...

Un hurlement provint du fond de l'appartement, interrompant à propos cet échange. On eût dit celui du prospecteur dont la déesse aurifère vient de couronner le front.

-"Ici, venez voir!"

Nous nous précipitâmes tous dans la chambre, eux pour savourer une victoire définitive, et moi pour savoir ce qui pouvait bien motiver un tel enthousiasme. Ils s'étaient tous rués en force dans le couloir, et je ne pus les rejoindre qu'en dernier. Quand je parvins enfin dans la chambre, je les trouvai tous à l'arrêt devant ma penderie, grande ouverte sur mes trésors. La femme les passait tous en revue, en éprouvant parfois l'étoffe ou les sortant pour mieux voir à la lumière.

-"Et ça ?" me questionna-t'on.

Là encore, je maintins jusqu'au bout que tout ce qu'on pouvait voir de féminin dans mon appartement, vêtements, chaussures, accessoires de maquillage, tout cela appartenait à mon amie. Les policiers tinrent néanmoins, et en ricanant, à la qualifier de "fantôme", alors que je prétendais, moi, que, justement, l'abondance des traces qu'elle avait laissées chez moi ne faisait qu'en confirmer l'existence.

J'aurais été bien en peine de les renseigner sur de nombreux détails de la vie de mon amie: l'employeur pour lequel elle devait se lever si tôt, par exemple, pour ne pas parler de ses lieux et date de naissance. Mais, peu à peu, à force de parler, je sentis que j'arrivais à semer le doute et la confusion dans les esprits de ces primitifs qui ont de tout temps constitué les troupes d'hommes de main des périodes sombres; et plus je me sentais vaincre, plus j'étais à l'aise et plus les arguments me venaient facilement. Vint enfin un moment où je crus pouvoir m'arrêter, les esprits s'étant calmés et les têtes refroidies. Les brutes n'avaient plus l'air que de vilains garnements dont la sale blague a mal tourné; je les sentais même prêts à s'excuser de m'avoir dérangée.

-"Mais alors", dit la femme à ce moment là, "Où sont vos affaires, à vous ?"

L'affaire était entendue: je n'avais que deux chemises et trois pantalons entassés dans un coin. Il m'était impossible de remonter la pente et de continuer tout une nouvelle argumentation. On m'emmena à la Brigade, et avec d'autant moins d'égards que j'avais été à deux doigts de les posséder.Dans la cage où l'on m'enferma en attendant mon audition, il y avait de tout: trois prostituées, et quatre hommes.

-"Pourquoi qu't'es là, toi ?" me demanda-t-on.

Et, comme je m'apprêtais à jouer l'étonnement et l’innocence surprise, l'un des deux hommes, qui m'avait examinée en silence, déclara, péremptoire:

-"Oh, ne réponds rien, va... avec tes traits fins, ton regard doux, tes mains de fille, tout ça parle pour toi !"

Et comme je m'interrogeais sur la façon dont il convenait que je prisse cette déclaration; il poursuivit en me tendant la main:

-"On m'appelle Nicole. Et toi ?"

Je faillis fondre en larmes: c'était la toute première fois que je me retrouvais avec mes soeurs persécutées comme moi, et il fallait que ce soit dans ce lieu sordide, et vêtues du déguisement quotidien qui nous servait d'alibi dans la société qu'on nous faisait. Bouleversée, j'articulai:

-"Caroline..."

-"Remets-toi, Caroline, on ne t'a jamais seriné qu'un homme ne pleure pas ?" dit Nicole en souriant.

L'une des deux prostituées intervint:

-"Vous êtes pas prudentes, les filles, tout ça, ça pourrait être un piège pour vous perdre ! On les connaît, ces pourris de flics, hein, pas vrai, Simone ? Nous, on craint pas grand chose, vu que les pontes y font appel à nous pour leurs "soirées", comme ils disent: on n'a qu'à lâcher le bon nom, et hop... On est dehors. Mais vous, mes jolies, c'est une autre paire de manches: y'a des convois qui partent tous les jours, à c'qu'on dit, et on sait pas pour où."

-"C'est quoi cette histoire de convois ?" demandai-je.

L'un des hommes leva les yeux aux ciels:

-"Regardez-moi ça ! Elle tombe de la lune, celle-là, ou quoi? Elle sait pas que les gens comme nous, les flics les expédient dans des camps de rééducation mentale ?"

J'avouai que non. Ma candeur détendit l'atmosphère, et nous poursuivîmes les présentations. Outre Nicole, l'autre "homme" s'appelait Christine. Elles avaient été arrêtées; comme moi, sur dénonciation. Nicole était soupçonnée, avec quelque raison, d'être le cerveau d'un réseau informatique qui plongeait ses racines dans l'Internet. Christine était la messagère pour tout ce qui ne pouvait passer par le Réseau; il n'y avait cependant aucune charge concrète contre elles. Les trois prostituées étaient respectivement Martine, Simone et Lise, dites Clara, Pétra et Véra: elles attendaient avec philosophie l'ordre qui, elles le savaient, allait bientôt les libérer. Quant aux deux restants, Albert et Georges, c'étaient deux homosexuels qui avaient été surpris en flagrant délit dans un cinéma, en train de se tenir par la main.

Martine et surtout Simone, qui nous trouvaient sympathiques, nous bourraient le crâne de conseils et de trucs: dire telle chose, ne pas dire telles autres; ce qu'on pouvait demander, et à qui; de qui se réclamer, et qui ne pas nommer... On voyait qu'elles connaissaient bien leur affaire, et je craignais seulement de ne pas pouvoir retenir la moitié de tout ce dont elles nous abreuvaient. Tout commençant à se mélanger dans mon esprit, comme à la veille d'un examen particulièrement décisif; je décidai de ne plus chercher à en apprendre davantage, en priant que le peu que j'avais retenu me suffirait.

-"Attends !" insista Simone, "j'ai oublié de te dire: la femme avec laquelle tu es venue, la fliquette, tu vois ?"

-"Oui", fis-je, "n'en pouvant plus, "Eh bien ?"

-"Méfie-toi d'elle, c'est une vraie peau de vache, une salope de première."

-"Moi aussi, j'ai quelque chose à te dire," fit Nicole: "Ils vont sûrement te libérer, comme nous d'ailleurs, ils n'ont pas de preuves directes. Mais une fois qu'on est pincés, il ne reste plus qu'à disparaître, parce que la seconde fois qu'ils viennent chez toi ils t'emmènent pour de bon, tu comprends ?"

Je fis signe que je comprenais.

-"Alors, une fois que tu seras sortie, Christine prendra contact avec toi. Pour qu'on se refasse une vie ailleurs, tu comprends ? Je connais une filière; Mais il faudra tout laisser tomber le soir même, d'accord ?"

Encore une fois, j'approuvai, sans réaliser toutefois le monde qui venait de s'ouvrir à moi et dans lequel j'allais me lancer. A ce moment là, la grille s'ouvrit et deux gardes vinrent se saisir de moi pour m'emmener dans la salle des interrogatoires. Je me retrouvai en face de la "fliquette".

Au début, il ne s'agissait que de mettre par écrit le compte-rendu de la visite domiciliaire qu'on avait faite chez moi. Mais, très vite, à force de devoir répondre aux mêmes questions dix fois de suite, à tout reprendre depuis le début, assise sur un tabouret bancal et la lumière aveuglante d'une lampe dans les yeux, bien heureuse qu'on ne me frappât point encore, je compris que l'on cherchait à me faire aller plus loin.

Pourquoi je n'étais pas mariée, pourquoi je ne ramenais pas de filles chez moi, tout y passait, tournant éternellement autour de la même chose. Ces salauds avaient dans mon dossier une liasse épaisse de témoignages insignifiants et vagues mais dont l'accumulation tendait à montrer que, décidément, il y avait quelque chose chez moi qui n'allait pas... On avait recueilli des phrases prononcées par mes amis, des remarques de mes collègues féminines, des réflexions des commerçants de mon quartier... Et toutes ces phrases, sans doute dictées par la police elle même, on les avait montées entre elles pour leur donner tout le sens qu'on désirait. On avait même recherché des témoignages de mes camarades d'école primaire, au Cours Préparatoire, ainsi que de mes institutrices ! Et il était clair que tout cela ne parlait pas en ma faveur. Cependant, je ne reconnus rien.Quatre, cinq heures après, peut-être, la "fliquette" repoussa tous ces documents sur le coin de la table, comme pour faire place nette et passer à autre chose.

-"Bon, écoute", me dit-elle (Cela faisait déjà un bon moment qu'elle me tutoyait sans que je l'y eusse invitée, selon un usage immémorial des institutions policières). "Je sais ce que tu es, et toi aussi. J'ai assez de preuves pour te faire partir demain. Et pourtant, je ne le ferai pas. Je n'ai jamais fait partir personne. Et tu sais pourquoi ?"

Interloquée, je pensai d'abord à un grand numéro de flic destiné à me faire plonger définitivement. Mais ce que j'entendis me coupa le souffle:

-"Tu es bien une femme, en vérité, n'est-ce pas ? C'est comme ça que tu te sens ? Et bien moi c'est pareil: je suis un mec, en réalité."

Je n'arrivais pas à y croire, et la laissai continuer:

-"Tu ne me crois pas ? Regarde: ".

Elle tira de sa poche une ordonnance toute chiffonnée, et une boîte de médicaments:

"Des hormones. Mâles. Je me suis fait prescrire ça pour tenir le coup. Tu rases ta barbe ? J'en veux une. Tu vois mes seins ? Ils te font envie, n'est-ce pas ? Eh bien moi, ils me dégoûtent, je voudrais qu'ils disparaissent, je les ai aplatis plusieurs fois avec des bandes, j'ai même failli les couper. Mais je suis comme toi, si on s'aperçoit de quelque chose, je pars direct pour les camps."

Je me détendis un peu. L'être humain venait enfin de percer sous l'uniforme, avec son drame, qui se révélait être le même que le mien. Elle continua:

"Tu vas me dire que je ne devrais pas être dans la Police, et surtout pas aux Moeurs ? Justement, c'est là que je peux être utile: je sauve le plus de monde que je peux, des gens comme toi. Dans la mesure du possible, je les préviens avant qu'on les arrête, pour qu'ils aient le temps de disparaître."

Depuis que je m'étais mise à la regarder comme une femme, j'avais remarqué un petit air masculin qui la rendait encore plus belle. J'hésitai cependant à rompre mon silence. Après une pause, elle poursuivit:

"Bien entendu, quand j'interroge des filles comme toi, je ne peux pas leur dire qui je suis réellement. C'est pour ça que je t'ai un peu bousculée: j'ai besoin de toi; je voulais obtenir quelque chose de toi sans me dévoiler, mais tu es trop forte, et je dois tout t'avouer... Voilà: on est sur le point de me découvrir: à cause de l'ordonnance: des collègues ont fait des relevés dans les pharmacies. C'est une question de temps avant qu'ils trouvent mon nom sur les registres... Je suis perdue. Il faut que je trouve quelqu'un pour m'aider."

Je toussotai, hésitant à me compromettre:

-"Mais... En tant que policier, est-ce que vous ne connaissez pas déjà toutes les personnes susceptibles de vous aider ?"

-"Bien sûr, mais toutes ces personnes là, justement parce que nous les connaissons, elles ne peuvent pas m'être utiles: je veux trouver un réseau sûr, qu'on ne soupçonne même pas... S'il te plaît, est-ce que tu peux m'aider?"

Elle avait l'air si pitoyable, tout d'un coup, que je mis de côté toutes les préventions dont on m'avait munie contre elle; après tout, si ce qu'elle me disait était vrai, peut-être avait elle justement tenu à se faire une réputation de terreur, pour n'être que plus insoupçonnable ?Je répondis oui. Après tout, j'en informerai Christine quand elle viendrait me voir, Nicole avait sûrement les moyens de faire sa propre enquête, ce sont elles qui décideraient, et ainsi que je ferai prendre de risques à personne.

Elle se détendit, ferma les yeux et respira profondément.

-"Merci..." me dit-elle. "Tu es libre. Voici ton ordre de libération. Quand tu auras du nouveau, téléphone moi au numéro qui est inscrit dessus. Si ce n'est pas moi qui réponds, tu ne laisses pas de message, tu ne dis rien. Juste que tu es de mes indics."

Je me levai pour partir, lorsqu'elle me rappela:

"J'oubliais, si tu veux un gage de ma bonne foi... Voici la liste des réseaux que nous surveillons et des personnes que nous soupçonnons. Si ça peut aider... avant qu'on me démasque...". Cette liste ne m'exposait elle pas davantage encore que je ne l'avais jamais été ? Je la pris cependant, et la glissai consciencieusement dans mon portefeuille.

Quand je ressortis du dédale des locaux de la Brigade, libre, comme elle l'avait dit, mais après avoir dû montrer trois fois mon papier à des plantons soupçonneux, la cage était vide. Je n'aurais rien pu communiquer à Nicole ou à Christine de toutes façons.

(Fin de la première partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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