Formol et vieilles dentelles

par Michèle Anne Roncières

C'était voici plus de cinquante ans, juste avant Noël, dans une petite station des Alpes où j'avais trouvé refuge pour écrire un de mes premiers livres, je ne sais même plus lequel au juste... Il avait abondamment neigé durant plusieurs jours, et la station s'était retrouvée isolée du reste du monde pour des semaines. Les routes étant coupées, le traditionnel flux de vacanciers de cette période n'avait pu rejoindre notre petit hôtel, encore moins l'envahir, et nous n'y étions que quatre clients: un vieux dentiste à la retraite, un jeune professeur célibataire, un thanatopracteur américain myope qui venait de Louisiane, et moi. Jugez de la société hétéroclite que nous formions!

Comme nous étions bloqués dans l'hôtel (pas question de faire du ski ou même des ballades à pieds avec un mètre de neige dans les rues!), nous avions fini par sympathiser et même nous organiser au mieux pour passer le temps. Ce furent d'abord de longues parties de cartes, d'échecs, de dames et de Jacquet avant que l'un de nous ne propose que chaque soir un conteur tiré au sort ne raconte aux trois autres une histoire étrange ou amusante ayant trait à sa profession.

Je ne me souviens plus de l'histoire du dentiste, ni de celle du professeur, pas plus que de la mienne; mais celle du dernier de mes compagnons me frappa tellement que je puis encore la raconter aujourd'hui presque mot pour mot. La voici donc, dépourvue de son redoutable accent traînant du Sud des Etats-Unis et des mots anglais qui l'émaillaient régulièrement.

-"Vous savez que je suis "embalmer" (je ne sais pas comment on dit en français?)", commença-t'il en s'éclaircissant la voix et en essuyant les verres de ses lunettes à son gilet. "Et vous vous attendez certainement à ce que je vous raconte une histoire qui vous donnerait la chair de poule, où un profond dégoût, à tout le moins un exemple de cette forte répulsion que la vie entretient à l'égard de la mort ou de sa seule pensée... Une histoire d'enterré vivant, par exemple, n'est-ce pas? Eh bien, pas du tout. L'histoire que je vais vous raconter, et dont je vous jure la véracité à l'avance, est très belle, et presque poétique, très triste aussi, comme toutes les belles choses; je vous en laisse juges."

"Je travaillais alors dans une petite entreprise de pompes funèbres, à Rosedale, une toute petite ville entre Lafayette et Bâton-rouge. Mon travail était, déjà, de rendre les décédés présentables mais aussi, en raison de la taille de l'entreprise, de prêter main-forte à tous les autres travaux: réception des clients, gestion, etc. Et, bien entendu, j'assistais aux cérémonies.

Un jour, je finis par remarquer une personne qui, comme moi, assistait à toutes, comme si elle avait connu chaque défunt qu'on allait mettre en terre. C'était une femme toujours en noir, comme on faisait en ce temps-là, et dont la voilette semblait la désigner comme une de ses proches. J'ai d'abord cru que c'était une maniaque, une de ces personnes à la curiosité morbide! Il y a des gens comme ça, vous savez: ils vont à tous les enterrements, se font passer pour des amis du mort, se faufilent dans la famille éplorée pour en conquérir la sympathie, et s'y incrustent un temps comme pour savourer le fait d'être vivants, raison pour laquelle ils vont jusqu'au cimetière et seraient prêts à jeter la dernière pelletée sur le cercueil... Nous autres, nous les connaissons bien !

Mais cette femme n'était pas comme ces gens-là: Elle était très discrète, ne se liait à personne, avançait à son tour jusqu'au cercueil, dévisageait attentivement le cadavre (vous savez que chez nous les cercueils sont ouverts à l'église), et s'en retournait. On aurait presque dit qu'elle cherchait à reconnaître quelqu'un. Et ce quelqu'un n'était assurément pas un homme, car à force de l'observer, je me suis rendu compte qu'elle s'intéressait plus aux dépouilles des femmes qu'à celles des hommes.

Je finis par l'aborder un jour sous un prétexte quelconque, me présentai en tant qu'employé de la compagnie de pompes funèbres, expédiai ma spécialité en deux mots, et en profitai pour lui demander si elle connaissait bien la défunte de ce jour-là.

-"Pas du tout!" me répondit-elle, avec un accent français que je reconnus aussitôt pour être non un accent français de chez nous, mais un accent français de France (J'avais été à Paris dans ma jeunesse, et les intonations de votre langue étaient restées vives dans ma mémoire)

Vous voyez que, quel qu'était son mobile, elle avait au moins le mérite de la franchise! J'en fus quelque peu désarçonné, et n'osai pas pousser mon interrogatoire plus avant.

Mais la glace était brisée; j'avais même cru trouver quelque intérêt dans ses yeux à mon égard, et pendant quelques enterrements successifs, elle daigna me saluer comme une vieille connaissance, ce qu'elle n'avait jamais fait jusque là. Nous avons discuté de plus en plus, de plus en plus longtemps, et c'est ainsi que j'appris que c'était bien une française qui s'était exilée chez nous, quoique je ne me souvienne plus de la raison exacte.

Un jour enfin, après avoir jeté un oeil sur la défunte du moment, elle alla vers moi et me dit "Vous avez fait un travail vraiment magnifique! Je connaissais cette dame, et vous l'avez embellie et rajeunie d'une façon extraordinaire!"

Je dois dire qu'en toute modestie ces compliments n'étaient pas immérités: je commençais à avoir une grande expérience, et même des maisons concurrentes à Lafayette faisaient appel à mes services pour leurs défunts les plus importants. Je remerciai vivement la dame, dont j'ignorais toujours le nom, puisqu'elle n'avait pas voulu me le dire, mais j'avais remarqué dans sa voix chaleureuse une flamme inhabituelle qui me laissa perplexe.

Je la revis, bien entendu, lors de l'enterrement suivant. Cette fois, elle ne s'occupa point du cercueil et vint directement à moi.

-"Si je mourais... me dit-elle tout crûment, vous vous occuperiez de moi? Me feriez-vous belle comme la femme de la semaine dernière?"

J'étais un peu interloqué! Le temps que je reprenne mes esprits, et que je songe à lui répondre évidemment, et imprudemment, que j'aurais alors à coeur de déployer toutes les ressources de mon art à son service et que nous exécuterions toutes les volontés qu'elle aurait formulées à notre intention, elle avait relevé sa voilette et découvert son visage.

J'en fus sur le champ transpercé comme par une lame d'épée: c'était une femme d'un certain âge, aux cheveux noirs mêlés de gris, au regard vert et pénétrant, et dont les traits dégageaient un mélange inhabituel et totalement inattendu de force et de douceur.

Aussi, la belle phrase que j'avais préparée me resta-t'elle dans la gorge et ne pus-je articuler qu'une navrante banalité, qu'elle excusa sans doute aussitôt, si j'en crois le demi-sourire amusé dont elle me gratifia et que n'aurait pas renié Greta Garbo (Car je ne saurais mieux exprimer, au fond, l'impression qu'elle me fit).

Je passai quelques jours où je ne fis que rêver de la revoir encore. Hélas! Cela ne tarda guère: une semaine ne s'était pas écoulée que nous vîmes arriver à l'officine un cadavre que mon assistant (J'avais fini par avoir un assistant!) reconnut aussitôt comme étant "la dame qui discutait avec moi à chaque enterrement".

Il y avait dans le sac (désolé pour les détails) une enveloppe pour nous, qui payait les frais d'avance, avec quelques instructions, et une lettre qui m'était plus spécialement destinée, avec une phrase étrange que je ne compris pas sur le moment. Elle disait "Cher ami, n'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite! Je compte sur vous pour que tout le monde sache quelle belle femme j'aurais été ("what a beautiful woman I would have been")

Je dois avouer n'avoir compris cette phrase qu'ensuite, en préparant le corps. Mais j'ai tenu ma promesse et rempli mon devoir, qui n'avait jamais été aussi pénible, avec plus de coeur et de soin que je n'avais jamais fait. Même le patron était soufflé! Car la dame, ensuite, je vous l'assure, un peu grâce à moi, elle était tellement belle, plus belle qu'elle n'avait jamais été, si belle que je pris d'elle une photographie et que je l'ai faite insérer à mes frais sur le marbre de la tombe, avec le nom sous lequel elle désirait être enterrée (Je ne vous le dirai pas, c'est un secret entre elle et moi). Je peux vous le dire: il n'est pas venu grand monde à son enterrement... personne, en fait... Mais tous les gens qui passent devant la tombe voient cette photographie et ils en sont touchés. Comme je suis souvent à me recueillir devant elle, il y en a même qui me demandent si elle était mon épouse... Bien sûr, je ne réponds rien, et ils m'assurent de leur sympathie...

L'"embalmer" sembla alors se perdre dans ses pensées, ou dans ses rêves, et nous ne savions que faire, ni que dire, conscients que toute intervention de notre part serait une sorte de honteuse profanation. Et puis, au bout d'un très long moment, il se tourna vers moi et me demanda inopinémentet comme en aparté:

-"Vous comprenez cette femme, n'est-ce pas, Mademoiselle Roncières (c'était au temps où l'on ne fusillait pas encore les gens qui employaient le terme sacrilège de "Mademoiselle") ?

"Oui Monsieur Willougbhy" (c'était là son nom), "je la comprends. Je la comprends tout à fait!", répondis-je sous les yeux du jeune professeur et du vieux dentiste, qui n'avaient visiblement rien compris à ce qui venait de se jouer tout en finesse entre moi et le thanatopracteur américain.

Celui-ci, alors, se contenta de poser sa main sur la mienne et l'en retira deux secondes plus tard après une faible pression. Je crois bien avoir vu une larme naissante derrière le verre de ses lunettes.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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