La nouvelle Eve

par Michèle Anne Roncières

Allons ! Brave public, courage !
Jette des fleurs sur son passage
De tes bravos enivre-la !
Tu ne sais pas ce que ces créatures laissent sur leur chemin de morts et de débris !
(Contes d'Hoffmann)

Elle était passée par là, moins d'une heure auparavant, la chose était certaine. Cette empreinte moulée dans le sol meuble, qui reproduisait un pied fin aux précis contours, l'attestait clairement : Quelqu'un d'autre avait donc survécu. Une femme.

Je soupirai. Par quel hasard extraordinaire cette femme inconnue avait-elle échappé aux effets dévastateurs de la dernière technologie militaire à la mode (et pour le coup, cela serait vraiment la dernière avant une éternité !), la Bombe à Sélection Biologique ? Cette petite merveille d'ingéniosité laissait intacts la nature, les bâtiments et la plupart des êtres vivants, ne détruisant que les singes et les êtres humains par la décompositions des cellules porteuses des chromosomes humanoïdes. Son rayonnement ionisant produisait une vague de mort gigantesque, majestueuse et lente, et impossible à arrêter, sur des dizaines de milliers de kilomètres de rayon autour de son point d'impact...

Malheureusement, les brillants militaires, avaient encore répété la célèbre erreur d'Hannibal, qui avait cru avisé de lancer des chiens à l'attaque des éléphants du camp adverse, sans comprendre que les siens en seraient également affectés... Ils n'avaient pas compris qu'il n'existait, du point de vue biologique, aucune différence entre les humanoïdes d'un camp et de l'autre...Et cela expliquait qu'il avait fallu moins de trois jours après que la bombe eût explosé, dans le centre d'essais qui cherchait à la perfectionner, pour que partout dans les rues, les automobiles, les trains, les immeubles, les campagnes du monde entier, les gens se fussent mis à pourrir sur pied après avoir été dûment informés que l'Apocalypse était en marche....

Cela, je n'en avais rien su : quand la catastrophe avait eu lieu, J'étais en train d'expérimenter un prototype d'ordinateur surpuissant de mon invention, destiné à bouleverser les acquis en matière d'Intelligence Artificielle. Cet engin fonctionnait de telle sorte que j'avais été plongé, pendant toute la semaine qu'avait duré cette phase délicate de mes travaux, dans un bain de fréquences magnétiques extrêmement hautes, qui s'étaient révélées être mon salut. Peut-être cette femme avait-elle miraculeusement profité d'un artifice de cette sorte ?

J'avais finalement réussi à obtenir de ma machine qu'elle répondît de façon appropriée à quelques phrases complexes, célèbres pour avoir semé la déroute dans les rangs des spécialistes de la question, et qui s'étaient rassérénés en prétendant que jamais personne n'en viendrait à bout... Cette réussite que je ne pouvais cependant partager avec personne, faute d'être marié et me trouvant dépourvu de famille, m'avait plongé dans une telle joie que, dans l'enthousiasme de cet instant fabuleux, j'avais décidé de fêter l'événement, et de savourer mon triomphe au champagne. C'était dans ce dessein que j'étais sorti, et que le monde m'avait accueilli dans son nouvel état.

C'était un soir, à vingt-deux heures.... Il y avait de la lumière aux fenêtres des immeubles, et les néons publicitaires jetaient leurs feux clignotants comme à l'accoutumée, ce qui était normal puisque toutes les centrales électriques, nucléaires ou non, étaient en mode pilotage automatique, comme à l'ordinaire, et alimenteraient dans la journée des usines animées par des robots... Mais dans les rues, régnait un silence inhabituel : nul passant sur les trottoirs, et les voitures étaient toutes arrêtées sur la chaussée, leur moteur bourdonnant encore parfois au ralenti.

Je m'approchai de l'une d'elles, et ce que j'y vis me souleva le coeur : un magma gélatineux et sanguinolent qui bouillonnait encore palpitait dans l'amas de tissu qui avait été un costume d'homme. Observant autour de moi avec plus d'attention , je repérai le même spectacle à plusieurs reprises sur les trottoirs. Ou que je portasse la vue, l'humanité n'était plus qu'un gargouillis informe et puant renfermé dans ses étoffes comme des crachats glaireux dans des mouchoirs. Près de l'un d'eux, j'avisai un journal, qui m'apprit tout du drame auquel j'avais échappé.

Je me souviens m'être assis sur le pavé, entre un costume trois-pièces porteur d'un attaché-case et un tailleur avec des haut-talons. J'avais encore à la main le billet avec lequel je comptais acheter mon champagne. Je l'enfonçai sacarstiquement dans le magma du cadre dynamique. " Tiens ", me dis-je pour lui , "toi qui aimais tant ça... ". Puis je contemplai le tailleur d'où surnageaient quelques touffes de cheveux blonds et me mis à rêver à ce que pouvait avoir été cette femme.

Les femmes m'avaient toujours fait rêver ; il y avait décidément en elles quelque chose qui m'attirait si puissamment que c'était peut-être pour y échapper que j'avais tourné mon intérêt vers les machines et les ordinateurs... d'ailleurs, j'avais bien fait ; car si les femmes ne m'avaient jamais témoigné la moindre attention, j'avais ainsi été préservé des chagrins et des ravages qu'elles causent sans remords chez ceux qui les approchent de trop près et font l'erreur mortelle de leur faire confiance, de se livrer à elles pieds et poings liés. D'ailleurs, si j'avais été marié, peut-être eussè-je été chez moi au lieu de mon laboratoire, et fussè-je devenu comme les autres cette chose gluante et malpropre qui achevait de se coaguler...

Levant les yeux vers le ciel obscur, je me remémorai ce film que j'avais vu enfant, dans lequel un homme est le dernier survivant d'une catastrophe nucléaire... Combien de fois, sans peur aucune, avais-je rêvé d'être à sa place, libéré de cette triste humanité et de ses stupides conventions sociales ? Et voilà que ça y était... comme dans un songe... Peut-être allais-je vraiment pouvoir être la personne que j'étais au fond de moi ? Je regardai de plus près les magmas de l'homme et de la femme : si peu de différence, finalement...

Je me levai. Le monde était à moi. J'entrai dans un grand magasin tout proche et qui faisait nocturne, pour me diriger droit au rayon femmes. Pour la première fois de ma vie, j'étais libre... libre d'éprouver la texture des étoffes, d'en admirer les dessins, de les essayer, de les porter, et de jouir dans une glace de leur vue sur moi. Je me décidai avec peine pour une jupe droite rouge avec veste assortie, portée sur un chemisier blanc à motifs de dentelles. Je mis moins de temps à choisir les chaussures, des escarpins noirs à talons plats, une seule paire existant dans ma pointure.

Après un tour au rayon des cosmétiques, dans lequel je trouvai tout ce qu'il me fallait pour un maquillage de soirée, et même la perruque indispensable en attendant que mes cheveux retrouvent la splendeur de ma jeunesse, où je les avais portés longs, je me procurai enfin le champagne pour lequel j'étais sorti. Et c'est dans le grand salon du magasin, décoré de marbre et d'or, aux sièges et banquettes garnis de velours, que je trinquais dans la glace avec la femme brune aux yeux verts qui avait hanté ma vie, nous jurant félicité et accomplissement dans une ère nouvelle.

Depuis ce jour là, jamais je n'étais plus sortie qu'en femme. Les magasins me fournissaient toute la nourriture qui m'était nécessaire et tous les loisirs que je désirais... Je n'en continuais pas moins à poursuivre la réalisation de ma machine intelligente, avec le secret espoir d'entendre un jour une voix qui ne fût pas la mienne, et celui de converser avec une apparence de conscience autonome ; et l'on pouvait dire que j'avançais à grands pas vers ce qui devait constituer dans un proche avenir comme une véritable compagnie, puisque au bout de deux ou trois ans, j'avais déjà passé plusieurs soirées à discuter avec ma machine de choses et d'autres, comme faisaient jadis les humains les uns avec les autres.

A deux ou trois reprises, lors de mes escapades en dehors du laboratoire (car il m'arrivait d'aller par exemple au cinéma, où les machines continuaient à projeter inlassablement à heures fixes des copies de films aussitôt rembobinées après la séance), j'avais eu la curieuse et désagréable impression d'être observée. Mais, malgré toute ma vigilance, jamais je n'avais pu surprendre sur le fait la personne qui, c'était devenu une quasi-certitude, s'était mise à surveiller mes faits et gestes, au point de me contraindre à faire de longs détours pour rentrer chez moi et à m'y verrouiller, au sein de cette ville morte...

Aujourd'hui, enfin, de guerre lasse, j'avais trouvé un stratagème : étant sortie de la ville en direction des marais, j'avais cheminé sur ces terrains instables que je connaissais par cœur pour les avoir fréquentés durant toute mon enfance solitaire : ç'avait été là mon domaine à moi seule, personne n'osant s'y aventurer. Là, habillée en fille, j'avais passé de longues heures, et des journées entières de mon adolescence en toute sécurité, sans crainte d'être découverte.

Je m'étais remémorée comment je passais jadis légèrement de l'une à l'autre des rares bandes de terre solide, dont la carte s'était gravée dans ma mémoire. Je me souvenais aussi comment il m'arrivait parfois, après avoir pris toutes les précautions possibles, une corde nouée autour de la taille et rattachée à un arbre voisin, de me tromper exprès et de me laisser engloutir à demi dans la vase putride, rien que pour éprouver le frisson de la vie, rien que pour réveiller mon envie d'exister, rien que pour savoir si j'allais encore lutter cette fois encore, et avec quelle énergie... Combien de fois étais-je ressortie noire de boue de ce combat terrible et épuisant avec la seule pensée que cela n'en valait peut-être pas la peine et la tentation de m'y replonger une bonne fois sans pouvoir en ressortir ?

Comme jadis, j'avais sauté de bande en bande, et sans me retourner, bien que j'eusse ressenti la présence invisible qui m'espionnait. Après une large promenade en forme de cercle, j'avais fini par revenir sur mes traces et me trouvais enfin devant celles de ma suivante : Une femme qui avait survécu et qui, j'en avais maintenant la preuve absolue, depuis trois ans habitait la même cité que moi. Je me sentais terriblement déçue, comme si un crapaud se fût introduit au Paradis, un Paradis qui était le mien, et dont je me sentais comme dépossédée de tous les instants merveilleux que j'y avais vécus...

Je remontai la piste avec tristesse et agacement. Je m'attendais à trouver l'intruse coincée dans un endroit difficile, ne pouvant plus poursuivre et hésitant à rebrousser chemin. Il me fallut cependant une dizaine de minutes avant de la découvrir. Elle était prise au piège, dans un banc de sable dont elle n'émergeait déjà plus que de la tête.

Je dois avouer qu'elle était jolie. C'était une jolie blonde aux cheveux fous et dont les yeux savamment bordés de noir exprimaient la plus grande détresse qu'on pût imaginer. Elle m'aperçut et se mit à crier en me demandant de lui venir en aide. C'était la première voix humaine que j'entendais depuis trois ans, et il me fallut un moment pour le réaliser.

Elle était déjà quasiment perdue, en voie d'être engloutie tout entière sans qu'elle y puisse rien. La vase l'aspirait en exerçant sur les moindres points de son corps une dépression irrésistible, qui augmentait à chaque mouvement qu'elle pouvait faire pour s'en dégager. Le menton affleurait.

Je pensai en un éclair à la corde qui était toujours au flanc de la cabane, comme je l'avais remarqué en y passant une heure plus tôt. Il était encore possible de la lui passer sous les aisselles et de l'arrimer autour d'un arbre pour stopper sa descente et la dégager ensuite dans des efforts qui dureraient plusieurs heures. Puis, aussitôt, je repensai à cette fille dont j'avais été follement amoureuse, dont j'avais langui de longs mois alors que j'avais vingt ans, et qui m'avait ri au nez quand je lui avais parlé de mon amour pour elle.

Le souvenir me cloua sur place. L'inconnue criait toujours, mais la vase lui pénétrait dans la bouche à présent, et elle dut bientôt y renoncer ; Seuls ses yeux, écarquillés à l'extrême, et ses mains, qui s'agitaient désespérément à la surface, témoignaient de sa peur intense et de son désespoir. La corde était tout près, il était encore temps... Mais le rire de Martine retentissait toujours à mes oreilles... Martine, blonde comme elle... toutes deux blondes, comme la femme de cet ami partie avec l'un de ses amants, cet ami qui aimait à sa femme en mourir, elle qui l'avait ainsi privé de sa seule raison de vivre et jusque de ses propres enfants, à lui qui s'était ensuite suicidé de douleur sans que sa salope de femme en fut autrement affectée... Mes poings se crispèrent jusqu'à me faire mal.

Je fixai ses yeux jusqu'à ce qu'ils aient disparu dans la vase. Ses cheveux blonds formèrent ensuite sur la boue comme une méduse échouée, qui se fondit peu à peu dans le reste du marais. Seule, une main qu'agitèrent encore quelques spasmes émergea quelques instants encore avant de sombrer comme par un dernier appel.

Elle avait payé. Elles avaient toutes payé. La dernière femme était morte comme il était juste qu'elle mourût. Et moi, la Nouvelle Eve, qu'allais-je faire, désormais, dans ce Paradis que l'intruse avait souillé de son existence, de sa vie et de sa mort ?

J'ôtai mes chaussures et les posai dans l'herbe, sur le bord du marais. La vase était agréablement tiède, comme dans mes souvenirs, et c'était toujours ça. Si je frissonnai par trois fois, quand elle recouvrit mes chevilles, atteignit la ceinture de ma jupe, puis m'inonda la poitrine, ce fut à la satisfaction de penser que, bientôt, plus rien ne m'atteindrait, ni les choses, ni les gens, ni leur présence, ni leur absence. Rien de rien.

Je heurtai le corps de l'inconnue, encore agréablement chaud, et l'étreignis contre moi. Dans quelques minutes, Martine et moi nous ne serons plus rien qu'un couple de cadavres tendrement enlacés pour l'éternité dans un simulacre d'étreinte. Combien de vivants ont-ils pu prétendre durablement à un bonheur aussi profond ?

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Retour