L'Eternel Retour

par Michèle Anne Roncières

Moi, vous me connaissez ! Je suis hyper-rationnelle, la tête froide, et tout et tout ! Ce n'est pas moi qui irais faire le tour des voyantes, mediums, devins pour m'entendre raconter des histoires invraisemblables auxquelles je ne crois pas le moins du monde!

Donc un jour, je frappe à la porte d'une voyante très célèbre avec laquelle j'avais pris rendez-vous six mois à l'avance. C'était juste par pure curiosité, hein, pas du tout pour me faire révéler je ne sais quelle fadaise. Et puis il faut bien juger sur pièces, sans idées préconçues, non ? C'était presque une démarche scientifique !

Donc, disais-je, un jour je frappe à la porte (en fait, j'ai sonné, mais "frapper à la porte" c'est plus littéraire, plus mystérieux: on se dit "tiens, il n'y avait pas de sonnette, donc peut-être pas d'électricité, pourquoi ?") d'une voyante très célèbre que j'appellerai "Madame Irma" pour rester dans les clichés. Et comme la porte était entrouverte, je poussa la porte et j'entra (ça c'est un hommage à mon pays et collègue, Frédéric Dard, les initiés apprécieront)

Bon, j'arrête parce qu'on ne va pas s'en sortir, sinon. Non, la porte était fermée, mais je voulais éviter que vous vienne à l'esprit le bon vieux gag de la voyante qui demande "Qui c'est ?". Donc je sonne (enfin, pour vous, je frappe), et j'entends des pas derrière la porte, qui s'entrouvre ensuite lentement pour faire apparaître une dame d'une cinquantaine d'années, pas du tout vêtue comme une voyante: ni turban, ni robe de chambre, ni rien (enfin "rien", entendons-nous: elle était quand même habillée... habillée comme une dame de cinquante ans).

Et là elle me dit: "Je vous attendais" (je vous ai bien eues, toutes, non ?

Mais ensuite, elle se met à me dévisager d'une façon qui me met presque mal à l'aise, et cela pendant une ou deux secondes (et je vous assure que c'est plus long que vous ne croyez. Polie, je ne dis rien, cependant.

-"On se connaît, non ?" me demande-t'elle.

-"Je ne pense pas, c'est la première fois que je viens !" répliquè-je.

Enfin, elle se décide à me faire entrer et me conduit à travers son appartement jusqu'à son cabinet de travail, qui, là encore, ô déception, ne ressemblait à rien de ce que j'aurais pu imaginer: pas de boule de cristal sur la table, pas de tête de mort dans la vitrine, pas de signes cabalistiques (au sens propre) sur les murs, pas d'odeur d'encens... J'en vins même à me demander si je ne m'étais pas trompée d'étage pour me retrouver chez une psychanalyste, en raison du divan bien en évidence.

Enfin bref, elle s'assied à sa table, me désigne un siège, me regarde encore quelques secondes puis me dit tout de go:

-"Vous êtes travestie, transgenre ou quelque chose comme ça ?"

Alors là, je dois dire que je suis sciée ! Non, non, ce n'est pas que je croyais mon passing si parfait que je me pensais absolument indétectable; ce n'est pas non plus que mes sites web aient été si célèbres à l'époque qu'un de leurs visiteurs n'eût pu me reconnaître: c'est tout simplement que, pour cette visite, j'étais en homme!

-"Heu..." fais-je alors le plus innocemment du monde, "c'est quoi ?"

-"Allons allons, ne faites pas semblant !" me tanca-t'elle aussitôt. "Je suis une pro, je lis en vous comme dans un livre ouvert! Vous n'avez quand même pas prise pour une pythonnisse de dernier ordre ?"

-"Oh non, Madame!" fais-je, contrite.

Elle se radoucit aussitôt.

-"Bon, très bien ! Alors... Vous savez que vous avez des énergies féminines qui se voient à des kilomètres... Ca ne vous arrive jamais qu'on vous dise "Madame" alors que vous êtes... comme en ce moment ?"

-"Oh si, relativement souvent, quand les gens pensent à autre chose, ou alors des enfants.", confirmè-je

-"C'est normal, les enfants perçoivent mieux que les adultes; ceux-ci ne perçoivent que lorsque leur mental est occupé ailleurs."

Soudain, Madame Irma me fixe les yeux dans les yeux et je ressens comme un incroyable choc électrique sur mes pupilles qui me fait détourner le regard et me frotter les paupières.

-"Mon Dieu ! Ca remonte à loin, dit-elle, sans paraître prêter attention à mes problèmes oculaires. "Vous voulez savoir pourquoi vous êtes comme ça ?"

-"Ma foi... Pourquoi pas ?" fais-je en clignant des yeux pour retrouver une vision normale.

-"Très bien ! Ce n'est pas moi qui vais vous le dire, vous allez le découvrir vous-même... Allongez-vous sur le divan, là derrière", fait elle en me le désignant de la main, juste avant de tripoter deux ou trois boutons qui mettent en route une chaîne Hifi avec une douce musique zen et baissèrent la lumière de la pièce. Je m'exécute sans discuter.

-"On va commencer par se détendre... Fermez les yeux... Expirez à fond... Inspirez... relâchez vos muscles", dit-elle d'une voix douce qui n'a plus rien de commun avec la précédente.

Je passe sur divers exercices de décontraction et de respiration qui me semblent durer des heures et me rendent à la fin aussi molle que cette anglaise qui se fait appeler Jelly. A la fin de ceux-ci je note juste que la musique de fond change et fait insensiblement place à quelque chose de plus rythmé, de plus primitif, avec des tambours et des trompes. Voilà ce qui se passe, tel que je m'en souviens:

-"Nous allons maintenant remonter les siècles..." fait sa voix qui me paraît à présent provenir de nulle part. "Commençons doucement... Nous sommes dix ans en arrière... Que voyez vous ?"

Dix ans plus tôt... Ma mémoire se réveille et envoie des images devant mes yeux clos. Curieuses images qui sont plutôt des fantômes d'images, anarchiques, pas aussi nettes qu'un rêve, pas descriptibles comme la réalité et pourtant reliées à tous mes autres sens. Je me revois avec exactitude planquer mes affaires de fille dans le faux plafond de la salle de bains...

-"Remontons encore de dix ans... Que voyez vous ?"

A nouveau des images m'assaillent en nombre. Quelques unes surnagent. Je me revois étudiante, à la Fac, complètement isolée, admirant secrètement les jeunes filles de l'amphi... Puis je me revois réviser mes examens habillée en fille dans la maison de mes grands-parents, que j'occupe toute seule.

-"Encore dix ans plus tôt... Que voyez vous ?"

Je suis gamine et je me déguise en fille avec les moyens du bord, en tirant un vieux chandail trop grand pour moi pour en faire une robe.

-"On va passer un cap... La vie juste avant votre naissance dans cette vie... Que voyez vous ? Qui êtes-vous ?"

Je ne m'étonne même pas de l'étrangeté de la demande: les images me viennent toutes seules en abondance et le plus naturellement du monde. Nous sommes en 1955, je le vois sur un calendrier dans notre loge commune. Je suis dans un cabaret parisien, je fais un numéro comme travestie. Dans dix minutes j'entre en scène. Je ne suis pas une célébrité comme certaines copines le deviendront. Je le sais parce que je leur tire les cartes de temps en temps. A l'une d'elles, je prédis qu'elle deviendra prof ! Et à une autre qu'elle sera mondialement célèbre. Ca les fait bien rire. Que m'est-il arrivé ensuite ? Mais que se passe-t'il ? il est tard, je rentre chez moi et un homme me suit dans la rue. C'est un de ces policiers des Moeurs qui nous harcèlent tous les jours. Il veut toujours nous tripoter, voire plus. Ce soir-là il a jeté son dévolu sur moi. Je ne veux pas, il sort son arme pour me faire peur. Oh, j'ai reçu une balle, j'ai mal, je...

Je m'agite mais la voix reprend le contrôle:

-"Détendez-vous, tout va bien, on fait un grand saut dans le temps, on remonte en 1900. Que voyez-vous ? Qui êtes-vous ?"

Je respire à nouveau, délivrée de la tension précédente. Je suis dans un nouvel endroit, le salon d'un appartement cossu, à la décoration plutôt bizarre, surchargée, excessive; il y a des miroirs partout. Dans l'un d'eux je vois que j'ai une robe 1900 et un chignon haut; il y a plein de filles en petite tenue un peu partout et des messieurs qui les lutinent. D'accord, j'ai compris. Moi, je ne fais pas partie du personnel, je suis une erreur de la nature, une curiosité, une bizzarerie qu'on vient voir mais qu'on ne peut pas toucher... Même pas le Prince de Galles, le futur Edouard VII, un habitué, presque un pensionnaire. J'aide la patronne à faire les comptes; Connaissant tout le Gotha, j'évite de mon mieux les rencontres fâcheuses. Mais je n'aime pas ce lieu, bien qu'il m'offre un asile précieux. j'ai hâte de le quitter.

-"Un plus grand saut, à présent, vous êtes au début du XIXème siècle. Que voyez-vous ? Qui êtes-vous ?"

Je suis dans mon bureau à la préfecture de Police; j'expose à mon équipe, composée d'anciens délinquants, voire de camarades de chaîne, un plan pour démasquer un réseau de faux monnayeurs. Ce plan exige qu'un certain nombre d'entre nous s'habillent en femmes. Moi j'ai l'habitude, je l'ai fait souvent, en divers lieux et diverses occasions: en femme de chambre, en religieuse, que sais-je ! Mon métier me permet d'assouvir cette passion qui est devenue une de mes spécialités. Je suis Eugène-François Vidocq.

Et ainsi de suite... Nous remontons les siècles un par un et dans chaque souvenir qui revient à la surface c'est toujours la même histoire quinze fois répétée: quel que soit le milieu dans lequel j'évolue, quel que soit mon âge, mon métier, ma fortune, je suis un homme qui prend le plus souvent possible l'apparence d'une femme, avec plus ou moins de succès, y risquant sa vie quelquefois et y mêlant chaque fois qu'il est possible une activité ésotérique: sorcière, tireuse de cartes, devineresse, jeteuse de sort ou magicienne, tout cela ressort régulièrement, et de plus en plus au fur et à mesure que l'époque devient plus lointaine. Tout cela jusqu'à ce que la voix m'annonce doucement:

-"Voilà, nous y sommes... Nous sommes au cinquième siècle... Vous êtes arrivée... prenez votre temps, regardez bien autour de vous... Que voyez vous ? Qui êtes-vous ?"

Tout est blanc: c'est un pays du grand Nord. La neige, une grosse épaisseur de neige, recouvre presque tout dans le village. Mais, plus que cela, ce qui me frappe, c'est ma vision si nette des moindres aspects du paysage: la texture des bois dont sont faites les huttes, le reflet bleuté de l'intérieur de la neige, les empreintes des animaux dans celle-ci. Je suis fascinée et ne sais où donner du regard, d'autant que chaque détail que je fixe, si éloigné soit-il, m'apparaît aussitôt comme devant les yeux avec toute sa richesse et son histoire: cet arbre, là-bas, me raconte son existence passée et je sais qu'il finira coupé dans quelques temps pour alimenter le foyer de telle maison. Ce n'est plus du tout le brouillard des autres époques, c'est comme un de ces rêves lucides que j'ai coutume de faire, avec une impression de réalité incroyablement profonde, plus que décuplée.

Ma propre histoire défile devant mes yeux: j'ai neuf ans, je suis un garçon dans une famille de chasseurs, de ceux qui nourrissent le village, qui veut faire de moi un fin Nemrod, à l'image de mon père et mes deux frères aînés, qui excellent dans cet art même en hiver, quand le gibier est rare. Mais moi je n'aime pas cela: chaque fois que je peux y échapper, je préfère rester au coin du feu avec ma mère et ma soeur; j'y vois tant de choses, dans le feu: les flammes dansantes me fascinent et elles aussi me content des histoiressans fin. C'est dans le feu que j'ai vu à l'avance qu'un autre chasseur allait finir cerné par une bande de loups et mourir de ses blessures. Je l'avais dit à ma mère pour qu'on le prévienne, mais elle m'a défendu de le répéter à qui que ce soit. Et quand c'est vraiment arrivé... elle m'a interdit de dire que je l'avais vu, et m'a fait promettre de ne jamais confier à personne ce que je voyais dans le feu. Elle sanglotait, elle était si émue... je n'ai pas compris pourquoi.

Evidemment, en raison de mon peu de goût pour la chasse, la bagarre et autres activités nonchalamment viriles, mon père et mes frères se moquent ouvertement de moi. Ils ne se gênent pas pour me traiter de fille, d'autant que, comme je reste le plus souvent à la maison, je fais les mêmes travaux domestiques que ma mère et mes soeurs. Mon père a même ordonné qu'on me fasse des vêtements des bijoux et une coiffure de fille, et que désormais je me promène ainsi dans le village. Dans son esprit, cela aurait dû me mortifier; mais en fait, ce ne fut pas le cas, peut-être même au contraire ne m'en suis-je senti que mieux. Bien sûr, j'entends souvent rire dans mon dos. La seule qui ne rit pas de moi, c'est la vieille chamane, celle qui habite la grosse hutte bizarre sur la grand-roche. Un jour, en plein village, mon père, encore lui, m'a apostrophé en disant devant tout le monde que j'étais plus mou qu'une fille. La vieille chamane était là; elle a interpellé mon père en lui hurlant quelque chose que je n'ai pas compris, une espèce de patois de l'ancien temps, que seuls parlent les vieux. Mon père est devenu tout blanc et il est rentré chez nous tout seul en me laissant en plan; les autres villageois se sont retirés; Ensuite, la vieille chamane m'a longuement regardé et j'ai senti comme du feu qui me rentrait dans les yeux venant des siens: j'ai dû me les frotter avec les mains et quand j'ai pu les rouvrir, elle n'était plus là. Tout le monde la craint: elle parle avec les dieux, elle soigne les malades, elle connaît l'avenir de chacun et peut jeter des sorts terribles.

J'ai quinze ans maintenant; je suis toujours habillé en fille, mais on ne se moque plus de moi depuis que, traîné une fois de plus à la chasse par mon père et fatigué par des heures de vaine marche dues à un pisteur médiocre, j'ai indiqué pour en finir, et sans le voir, par pure intuition, qu'un cerf se trouvait dans une clairière voisine. "Qu'est-ce qu'on risque ?" a fait mon père, dégoûté de sa journée perdue. On y est allé et il était là, comme je l'avais dit, majestueux et solitaire. On m'a même porté en triomphe. j'ai savouré ce moment, inattendu et qui n'a pas duré.

Et puis il y a eu mon ras-le-bol: dans le village, quand quelques ivrognes m'on fait des avances manifestes que j'avais désormais l'âge de comprendre et, heureusement, la force de repousser, je n'ai pu retenir ma langue; j'ai dit ce que m'avaient révélé les flammes: "Toi", ai-je dit à l'un, dans six mois, tu mourras brûlé dans l'incendie de ta hutte!" "Toi", ai-je annoncé à un autre, tu vas être massacré par un ours dans deux jours!" "Toi", ai-je encore prédit, "tu vas tomber malade, très malade, dans peu de temps. Tu ne mourras pas, mais tu seras à jamais plus faible qu'une fillette!". A cause du ton que j'avais pris et de l'index que j'avais pointé sur eux, ils ont dégrisé sur le champ. Et après que tout cela se fût dûment et impitoyablement réalisé, plus personne ne jugea bon de m'ennuyer. On a commencé à me craindre.

Non seulement cela, mais la vieille chamane a fini par me prendre sous son aile: tous les soirs je me rends dans sa hutte, et elle m'apprend peu à peu tout ce qu'elle sait: les plantes qui soignent et guérissent, les aspects du ciel et ce qu'ils signifient, les rites pour se concilier les dieux, les runes qui viennent des étoiles... Je suis fasciné par ses connaissances, tellement hors de portée des brutes du village, et que j'assimile assez facilement; mais il y a quelqu'un d'autre avec qui j'aimerais passer plus de temps, c'est la belle et blonde Inge, fille superbe, intelligente et douce qui a mon âge, et à qui je crois ne pas déplaire malgré ma constitution et mon apparence. Peut-être est-ce pour cela qu'elle a refusé le fils du chef, un grand baraqué qui peut saisir un grand boeuf musqué par les cornes et le forcer à se coucher par terre. Je voudrais bien l'épouser aussi, mais la vieille chamane m'a dit que ce n'était pas possible. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m'a simplement répondu: "Parce que les dieux l'interdisent: toi et moi, nous sommes à la fois homme et femme; C'est comme ça pour tous ceux de notre sorte. Les dieux nous choisissent comme tels pour que nous leur dédions les moindres aspects de notre vie. Nous nous suffisons à nous-mêmes et nous ne serions qu'un poison pour un conjoint, qui le consumerait".

Quelle révélation! La vieille chamane et moi nous sommes de la même espèce! Et dans mon rêve, c'est une illumination: mais oui, dans toutes les civilisations, les chamanes sont homme et femme, des intermédiaires entre le monde des morts et celui des vivants, entre les dieux et les hommes. Mais pourquoi diable suis-je encore comme ça aujourd'hui, plus de quinze siècles après ? Je n'ai pas le temps d'y réfléchir plus profondément, car la vision continue sans s'arrêter.

Cette fois, j'ai vingt ans. La vieille chamane est morte et j'ai pris sa suite le plus naturellement du monde, avec l'approbation de l'ensemble du village et de son chef. Je nous concilie les dieux, je fais les rites de rigueur, je facilite la chasse, je soigne les malades et les blessés, je dis l'avenir... On me craint mais on me respecte, car si le village est on ne peut plus prospère, c'est un peu grâce à moi... Et même, mon père et mes frères sont enfin fiers de moi. J'ai suivi toutes les prescriptions de la vieille chamane à la lettre, sauf une seule: Comme je ne peux pas épouser Inge, on vit ensemble, parfaitement heureux si elle n'était pas si souvent malade, sans que je puisse la soulager: elle est alors si faible qu'on dirait qu'elle va expirer sous peu et ni mes invocations ni mes traitements ni peuvent rien.

Soudain, la vision se brouille et je me retrouve cinq ans plus tard: Inge est morte juste avant l'hiver. Rien n'a pu la sauver; après des mois passés allongée sur sa couche sans pouvoir s'en lever, à peine manger et boire, elle a agonisé dix jours durant avant que ses râles déchirants ne cessent. Ma pauvre Inge a fini méconnaissable, complètement désséchée, comme si un feu terrible l'avait rongée de l'intérieur. Mes yeux sont décillés et je suis catastrophé par l'ampleur de ma faute et de mon impuissance: Moi que la vieille chamane avait pourtant clairement averti, j'ai cru pouvoir ruser avec les dieux ! Puis vient la révolte orgueilleuse qui parachève mes manquements: comment ont-ils pu me faire cela ? Je maudis les dieux, j'arrête de les servir, je me refuse à faire les rites du solstice d'hiver, je m'enferme dans ma hutte désolée, rejetant avec violence tous ceux qui voudraient me consulter.

La réponse des dieux ne se fait pas attendre: la neige tombe en quantité deux fois plus grande que d'ordinaire sous un vent affreusement glacial, la chasse ne rapporte plus rien, et les villageois tombent malades les uns après les autres puis meurent comme des mouches; j'assiste à des scènes d'horreur; des mois durant c'est un véritable carnage qui enlève au village les trois-quarts de sa population. Dans ceux qui restent, presque tous me détestent, voire me haïssent; Quelques-uns viennent à ma porte me supplier d'agir et je fais la sourde oreille: Puisque Inge est morte, que m'importe leur sort ? Mon père et mes frères meurent, et ma mère et mes soeurs tombent malades à leur tour. Il faut en arriver là pour que je capitule, la mort dans l'âme, désespéré, anéanti et tremblant de repentance.

Je reprends craintivement les rites et les cérémonies publiques avec plus de foi que je n'en ai jamais eu; et, presque aussitôt, la malédiction s'arrête. La neige fond, le vent cesse, le soleil point. Je n'ose plus lever les yeux, ni vers le ciel ni vers les gens. Certains viennent me remercier, à ma si grande honte que j'en pleure. Un soir, bien des soirs après, je retire humblement les runes sacrées pour connaître la volonté des dieux à mon égard; elles me signifient clairement "Tu resteras tel que tu es dans tes vies futures, jusqu'à ce que tu retrouves Inge et que tu lui rendes ce que tu lui a pris".

Comment ai-je pu oublier ça ? Voilà donc enfin l'explication promise ! Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Que rendre à Inge, comment, et où la trouver ? Mais la vision s'évanouit pour de bon et je me retrouve à traverser à une vitesse folle des espaces inconnus et obscurs qui me ramènent, toute étourdie, sur le divan de la voyante, dont le visage m'est redevenu curieusement familier, et qui me scrute avec attention.

-"Ca va ?" me demande-t'elle. "Vous avez vu, n'est-ce pas ?"

La tête me tourne et je mets un moment à me rétablir avant de répondre. Tout était si réel... Comment admettre que ce ne l'était pas moins que le moment présent ? Je me contente d'acquiescer:

-"Oui, ça va..."

-"Je vous laisse récupérer quelques instants...", fait-elle encore. "Mon prochain rendez-vous est dans une demi-heure... Prenez votre temps."

J'inspecte encore soigneusement autour de moi dans la pièce pour m'imprégner de la réalité présente et je m'y retrouve peu à peu comme engluée, happée par celle-ci. Mais je prends aussi conscience de la force que me donne la connaissance de mon passé et, pour la première fois, j'ai l'impression d'être entière. Puis me vient la question qui m'obsède:

-"Et vous ? Demandè-je. "Pourquoi êtes vous toujours... "comme ça", après tout ce temps ?"

Pour la première fois, la vieille chamane sourit:

-"Maintenant je sais que vous avez vu... Que voulez-vous, nous avons toutes notre propre histoire..."

Décidément, je n'en saurai pas plus. Je me lève, un peu vacillante, pour demander:

-"Combien vous dois-je ?"

Elle fait un geste de refus:

-"Je ne fais jamais payer les consoeurs..."

Elle me raccompagne jusqu'à la porte et la referme en me laissant sur le palier. Retrouver Inge. Combien y'a t'il de blondes dans cette ville ? Combien de vies me faudra-t'il ?

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

Retour