Les déesses tardives

par Michèle Anne Roncières

Celles d'entre vous qui me suivent sur Facebook et qui y ont vu mon profil savent que j'ai fait mes études supérieures à la Miskatonic University d'Arkham (Massachusets) , où j'ai étudié la linguistique comparée et les langues anciennes. Et quand je dis "langues anciennes", je veux dire langues vraiment anciennes, celles des premiers hommes et même de ceux qui les ont précédés. C'était un parcours logique, sortant du Lycée de Jeunes Filles Miskatonic où mes parents m'avaient envoyée pour ne plus me voir du tout après ma crise d'adolescence où, en pleine révolte contre eux, le monde et la nature, j'avais décidé que je ne m'habillerais plus qu'en fille, ce qui avait aussitôt provoqué mon renvoi de ma pension et rendu impossible mon inscription dans toute autre.

Un seul établissement pouvait m'accueillir: le Lycée de Jeunes Filles Miskatonic d'Arkham où, avait textuellement dit mon père, j'avais naturellement ma place parce qu'on "y accueillait toutes les sortes de monstres, y compris la tienne". Et je vous assure que ce n'était pas une réputation usurpée: on se serait cru dans le "Freaks" de Tod Browning. Mais, entre nous, l'ambiance était bonne et l'on oubliait avec joie le rejet du monde qui nous avait abandonnées là. Monstre ou pas, j'étais enfin pleinement moi-même et c'était tout ce qui comptait. C'est aussi là que j'avais connu Laura, ma meilleure copine, transgenre comme moi et qui me suivit à l'Université.

Depuis les années 30, l'Université Miskatonic avait tout entrepris pour effacer son ténébreux passé: La célèbre bibliothèque qui avait été le royaume inconstesté d'Henry Armitage avait été fermée et soigneusement expurgée avant d'être réouverte dans de nouveaux locaux. On ne savait même plus où s'était située l'ancienne. Beaucoup de noms de professeurs ou d'étudiants avaient fait l'objet d'une damnatio memoriae tellement stricte qu'ils avaient été effacés de tous les registres et de toutes les archives: il était rigoureusement inutile d'y chercher les noms d'Herbert West, de Walter Gilman ou encore d'Albert N. Wilmarth ou Nathaniel Wingate Peaslee, qui nous étaient parvenus d'une manière si romancée !

Les bâtiments eux-mêmes avaient été si complètement rénovés à la fin des années 60 qu'on aurait pu croire que l'Université venait d'être ouverte. Il fallait vraiment aller au fond du campus, du côté Ouest, pour trouver, dissimulés derrière des arbres laissés à eux-mêmes, de vieux bâtiments abandonnés mais dont les portes étaient condamnées avec force cadenas et chaînes. On disait qu'ils servaient d'entrepôts, mais personne ne les avait jamais vus ouverts. D'ailleurs, ils ne nous intéressaient pas spécialement et personne ne s'en approchait. Jusqu'à ce que...

Laura et moi avions emmenagé dans un quartier réservé aux "fraternités étudiantes" telles qu'il en existe dans beaucoup d'universités américaines. La nôtre était Alpha-Omega-Pi, celle des Transgenres-filles et cette vie d'étudiante fut une des plus douces période de ma vie, sinon la première. Les cours étaient nombreux et demandaient beaucoup de travail d'assimilation. Laura et moi passions nos rares moments libres à discuter dans le salon de la fraternité. Après notre longue période de pensionnat au Lycée de jeunes Filles, nous avions soif d'explorations et nous avions tout d'abord envisagé de nous promener dans le pays pour découvrir par nous-mêmes si les environs d'Arkham étaient réellement conformes à leur sinistre réputation; et en particulier Dunwich, Insmouth et Ipswich. Mais nous réalisâmes bien vite que les moyens de communication n'avaient guère évolué dans les cinquante dernières années, et nous nous épargnâmes ces trajets incommodes autant qu'inconfortables en autocar ou en train. Qu'aurions nous fait sur place ensuite ? Sans compter le fait que Laura finit par être de moins en moins disponible.

Un soir, cependant, j'étais confortablement installée dans mon fauteuil à lire un ouvrage sur une approche ésotérique des rêves que la bibliothèque ne possédait évidemment pas et que j'avais dû acheter à une librairie d'Arkham, amputant une grande partie de l'argent de poche que mes parents m'envoyaient pour ne ne plus entendre parler de moi, lorsque Laura frappa à ma porte. Elle avait choisi l'anthropologie comme spécialité et je me doutais donc bien qu'elle ne venait pas me consulter ou m'entretenir de sa discipline, de laquelle je ne connaissais presque rien. Et, de fait, elle resta quelques minutes à évoquer des banalités qui contrastaient si furieusement avec son excitation apparente que je finis par lui donner l'ordre de cesser et d'en venir au fait. Elle devint toute rouge, et dit enfin:

-"Michèle-Anne! Je vais te raconter un truc totalement incroyable !"

Je la pressai de continuer.

-"Tu sais, les vieux bâtiments de Matheson Street ?"

-"Oui, je vois où ils sont... Eh bien ?"

-"Eh bien ? j'ai trouvé une entrée !"

-"Vraiment ? Et... ?"

Laura en sautillait sur place.

-"Et ? Mais voyons ! jecrois que c'est l'ancienne bibliothèque ! La vraie! Il y a là-bas des tas de bouquins étrangers dont je n'ai jamais entendu parler ! Ca ne t'intéresse pas, toi, l'étudiante en langues anciennes ?"

-"Faut voir... dis-je prudemment. "Et comment tu l'as trouvée, cette entrée ?

Laura rougit de nouveau.

-"c'est à dire que... Je me promenais avec Ralph dans ce coin là... et derrière un bosquet, sous un peu d'herbe, on a trouvé une entrée de cave. Elle était condamnée aussi, bien entendu, comme les portes, mais les charnières de la plaque métallique étaient si rouillées qu'elles ont cédé sous nos pas..."

Traduisez: "je cherchais un coin tranquille pour me rouler dans l'herbe avec Ralph, mon petit copain dont je n'ai encore jamais parlé à ma meilleure amie, quand une mystérieuse plaque métallique qui constituait une entrée de cave a cédé sous notre poids".

-"Ralph ?", fis-je inocemment.

Laura rougit encore,ce que je n'aurais jamais cru possible.

-"Heu, oui, Ralph, un camarade d'Anthro..."

-"Et donc cette entrée de cave menait à une bibliothèque ? Vous y êtes allés ?"

-"Oh non, Ralph ne voulait pas... Il est très respectueux des réglements !"

-"Mais toi tu y es allée ?"

Cette fois, Laura ne rougit pas: elle se contenta de baisser les yeux.

-"Oui, la nuit d'après... avec une lampe de poche..."

Elle redonna libre cours à son excitation:

"Oh, il faut que tu viennes voir ça ! Tu ne comprends pas: ce n'est pas un dépôt de livres, ou une bibliothèque ordinaire désaffectée: je t'assure que c'est l'ancienne bibliothèque de l'Université, celle dont on dit que tous les ouvrages ont été brûlés! Oh, et puis il n'y a pas que des livres ! Il y a aussi plein d'objets étranges...Viens jeter un oeil, s'il te plaît, viens ! Je suis certaine que ça va te plaire !"

J'étais tentée, je l'admets... J'ai toujours adoré les livres, spécialement les éditions anciennes, qui sont rarement expurgées comme c'est la mode de nos jours.

-"D'accord ! "fis-je, enfin, mais pas ce soir; j'aimerais finir ce bouquin... Demain !"

Laura me quitta avec les yeux pétillants que je lui connaissais chaque fois qu'elle allait faire une bêtise.

Le lendemain soir, vers minuit, deux étudiantes dont vous avez déjà deviné l'identité se dirigaient par une nuit de pleine lune vers l'ouest du campus à travers un dédale d'allées désertes comme Bloch Lane et Lumley Road, armées chacune d'une lampe de poche et d'un couteau suisse (on ne sait jamais). Laura retrouva sans peine l'ouverture de la cave et nous pûmes faire glisser la fameuse plaque métallique censée condamner cette entrée sans faire le moindre bruit. J'hésitai un moment avant de me lancer dans l'aventure, tant il émanait de ce souterrain des miasmes fétides évoquant la moisissure et la décomposition, mais Laura réussit à vaincre mes appréhensions et nous descendîmes prudemment les marches que nos lampes-torches révélaient dégradées et glissantes.

Elles menaient à un long couloir de béton que rythmaient des plafonniers et des hublots de cave reliés entre eux par un réseau de tubes métalliques percés de rouille. Très loin, dans un endroit encore obscur, une goutte tombait avec régularité dans une flaque que l'on devinait de grande étendue, et l'écho de cette chute était si fort renvoyé par les murs de béton, et dans un tel silence, que l'on croyait l'avoir eu lieu à côté de nous,ce qui me faisait sursauter à chaque fois. Nous rencontrâmes par la suite plusieurs croisements sans aucun repère possible. L'endroit était décidément rien moins qu'accueillant et à force de tourner à droite ou à gauche une nombre de fois dont j'avais oublié le compte exact, notre périple n'en finissait pas.

-"Tu es sûre que tu es déjà venue là ?", demandai-je à Laura, avec quelque anxiété.

-"Oui, oui, ne t'en fais pas, je connais le chemin !", me répondit-elle, tout en ayant,selon moi, l'air de chercher sa route...

Enfin, ce fut la délivrance: un escalier, toujours de béton brut, nous conduisit au rez de chaussée, où nous nous introduisîmes par une porte qui donnait sur l'entrée principale. La moquette était pourrie par endroitsàcause des infiltrations, de grandes toiles d'araignées pendaient partout en menaçant de se prendre dans nos cheveux, bien que Laura en eut déjà eu raison lors de sa visite précédente, et la poussière recouvrait en couche épaisse le moindre objet, depuis la banque de l'accueil jusqu'aux registres d'emprunt et aux boîtes à fiches. Mais le décor, tout en bois, était empreint d'une certaine majesté rassurante qui me soulagea.

-"Par ici !" fit Laura en me désignant une porte sur le côté.

Je fus étonnée que nous n'entrions pas dans la grand salle, dont la large entrée nous tendait les bras, mais Laura semblait tellement sûre d'elle que je la suivis sans me poser de questions.

-"Les livres rares sont par ici!", m'expliqua-t'elle quand même alors que nous empruntions une sorte de passage secret qui déboucha sur une salle interne, dépourvue de fenêtres, sans doute réservée à une élite de chercheurs.

"Des livres rares", avait-elle dit ! Ce n'étaient pas des livres rares. C'était des livres introuvables, considérés comme perdus, à l'exemple de la grammaire de Cesar, ou la deuxième partie des "Ames mortes" de Gogol. Laura n'avait pas exagéré: à chaque rangée, je passais avec ravissement le doigt sur les reliures d'ouvrages réputés disparus depuis des siècles. Il n'y avait pas que des livres, mais aussi des rouleaux des papyrus (des volumen), et même des tablettes de cire et de terre cuite ! L'idée, peut-être moins saugrenue qu'il y paraît, me vint que toute la bibliothèque d'Alexandrie devait se trouver là. Tout cela dans un vieux bâtiment qui menaçait ruine et qui prenait l'eau de toutes parts ! Curieusement, seule cette salle semblait saine; et je me fis aussi la réflexion qu'on n'y trouvait ni poussière ni toiles d'araignées. Un frisson me gagna.

-"Allons-nous en !" implorai-je, suscitant la totale incompréhension de Laura;

-"Attends !" temporisa-t'elle, "Tu n'as encore rien vu ! Viens un peu par ici!"

Ma bibliophilie fut la plus forte et je la suivis. Et là, mes amies..., je tombai à la renverse dans ce qui était visiblement le coin réservé aux livres maudits.

Les "Unaussprechlichen Kulten" de Friedrich von Junzt, les "Manuscrits Pnakotiques", les "Sept livres cryptiques de H'San", le "Culte des Goules" du comte d'Erlette, le "De Vermis Mysteriis" de Ludvig Prinn, le "Livre d'Eibon" et tous les autres, tous, ils étaient tous là, absolument tous, à disposition, même celui de l'arabe dément Abdul al-Hazred, le vrai ! Machinalement, j'ouvris l'un d'eux au hasard et tombai sur un passage en glyphes R'lyehiennes qui semblaient vouloir dire "Dans des millions d'années de ce temps-ci, triompheront des Yits parasites les filles de la Grande Déesse". Cette phrase incompréhensible hors de son contexte fut tout ce que je réussis à traduire sans trop d'incertitudes.

Curiseuement, à ce moment-là, je me sentis défaillir et Laura me rétablit de justesse. Mon coeur battait à tout rompre et je ressentis le besoin impérieux de m'éloigner de ces infâmes manuscrits, autant pour n'avoir plus la tentation de les ouvrir que pour être à l'abri de leur malsain rayonnement, que je ressentais presque physiquement. Me tenant par les épaules, Laura m'entraîna dans une pièce annexe, où je retrouvai mon souffle.v

Mais nous y étions à peine que nous nous immobilisâmes: au loin, on discernait une ouverture, éclairée par une lumière aussi blanche que crue, comme celle que nous dispensait généreusement la lune à l'extérieur. Nous nous en rapprochâmes en silence et deux silhouettes parurent sur son seuil; nous nous jetâmes dans la pénombre, en ayant la surprise de voir les deux silhouettes nous imiter.

-"Ca va, j'ai compris !" chuchota Laura.

Avant que j'aie pu la retenir, elle sortit de la pénombre, et une des deux silhouettes réapparut.

-"C'est un miroir ! Un damné miroir !" dit-elle avec un petit rire.

Je l'imitai, et ma silhouette repris sa place à côté de la sienne.

-"Tu aurais pu y penser avant !" lui fis-je remarquer. "Tu es censée le savoir puisque tu es déjà venue !"

-"Pas dans cette pièce !", rétorqua t'elle "Je n'ai pas pu tout voir, tu sais, c'est immense ici !"

En nous approchant du miroir, nous constatâmes qu'il était de dimensions proprement gigantesques, que j'estimai à deux mètres sur trois: il occupait ainsi tout un pan de mur, et le confondre avec une porte était d'autant plus facile qu'il était entouré de part et d'autre de deux lourds rideaux, aux plis retenus par de curieuses embrasses en forme de main, dont l'incongruité me mit fort mal à l'aise. Je m'arrêtai encore.

-"Qu'est-ce que tu as ?" me demanda Laura.

-"Laura: pourquoi ce miroir est il éclairé ?"

-"Je suppose que ce sont les rayons de la lune, non ?"

-"Mais je te rappelle que nous sommes dans une pièce dépourvue de fenêtres !", lui lançai-je.

Nous reprîmes notre marche vers le miroir avec mille précautions. Plus nous approchions, plus nos silhouettes grandissaient en taille et se précisaient, et cependant il persistait en nous un sentiment d'étrangeté qui empêchait de se reconnaître en elles. Et lorsque nous en fûmes suffisamment proches, nous comprîmes pourquoi: parce que ces reflets n'étaient pas fidèles !

Ils bougeaient comme nous, certes, mais ce n'étaient pas nous ! Ils ne nous ressemblaient ni par les traits ni même par les vêtements ! Même le décor était infidèlement reproduit ! A notre place dans le miroir se tenaient deux femmes d'une grande beauté et au regard magnétique, parées de tenues improbables qui attestaient cependant de leur noble extraction. Celle de Laura était aussi blonde, comme elle, que la mienne était brune, à mon image. Bien que nous fussions immobiles devant elles, elles bougeaient légèrement, et leur physionomie semblait également dessiner de temps à autre une amorce de sourire. je me souviens que ses yeux d'un vert de jade me transpercèrent. Et soudain, ce fut une illumination inattendue dans mon esprit et ma mémoire.

"Le miroir de P'Knoth!", m'écriai-je. C'est le miroir de P'Knoth !

Le miroir brillait plus que jamais d'une douce lueur irréelle, qui semblait avoir augmenté avec notre proximité.

-"Qu'est-ce que c'est que cette diablerie ?" fit Laura.

-"Le miroir de P'Knoth est censé être un miroir de légende; ça marche un peu comme le tableau de l'histoire d'Oscar Wilde, tu sais: "le Portrait de Dorian Gray": il reflète l'être que tu es vraiment ! Il est réputé avoir été créé par une race non humaine pour repérer des envahisseurs pouvant prendre n'importe quelle apparence ! Je ne croyais pas du tout qu'un truc pareil ait pu exister, et encore moins que je le verrai un jour de mes propres yeux ! Il est fait de matière inconnue, inaltérable et indestructible..." annonçai-je comme si j'étais la spécialiste de ces choses, dont je ne connaissais rien un instant avant.

-"Mais alors," fit encore Laura, d'une voix hésitante et pâteuse, "Au fond de nous, nous serions ces... ces femmes ?"

-"Il n'y a aucun doute!" m'exclamai-je encore, au comble de l'enthousiasme.

Alors que je m'étais adressée tout le temps à Laura en tournant la tête de son côté, celle-ci n'avait cessé de fixer le miroir, et je m'aperçus qu'elle était partie dans une transe profonde hors de laquelle rien ne pouvait la tirer, pas même les vives secouades que je lui infligeai. Je regardai le miroir à mon tour, curieuse de savoir ce qui avait monopolisé ses facultés.

Avant que j'aie pu réaliser quoi que ce fût, la femme brune plongea son regard dans le mien et je me sentis aussitôt quitter ce monde, comme aspirée par le miroir. Devant mes yeux défilèrent à une vitesse insensée, et qui ne cessait d'accélérer, toutes les époques révolues: les siècles d'abord, puis les millénaires, puis les dizaines de millénaires, leurs centaines, leurs milliers... Sans avoir le temps de comprendre ce qui se passait, mais aussi sans lapeur qui eût été naturelle, je me retrouvai prise dans un tourbillon fou qui engloutit successivement des millions d'années à rebours: je vis disparaître l'homme, se rassembler les continents, changer les climats, se simplifier toujours davantage et se raréfier les espèces primitives de la faune et de la flore.... Et la femme brune était toujours là, avec la pseudo-Laura et des tas d'autres, dans un décor imprécis qui ne ressemblait à rien que je connusse.

Le miroir n'avait pas qu'une puissance évocatoire: Une fois que je fus revenue à cette époque incroyablement éloignée et que mon mouvement dans le temps sembla s'être arrêté, je fusionnai littéralement, aussi bien en esprit qu'en corps, avec la femme brune et toute sa mémoire me revint instantanément.

En ces temps-là nous étions, Laura, moi et quelques centaines d'autres, filles de la Grande Déesse, provenant d'une planète éloignée, et en exploration dans cette galaxie. Nos aptitudes sensorielles nous avaient permis de détecter une activité souterraine intelligente, mais fondamentalement hostile, sur la planète Terre du système solaire, et nous avions résolu d'y faire un tour pour mieux déterminer ce qu'il en était. Le temps et l'espace ne pouvant nous opposer aucune limite, nous nous y étions bien rendues, mais malheureusement trop tard pour éviter que cette planète soit également investie par nos ennemis héréditaires, nos cousins éloignés, mais égaux en capacités, qui se dénommaient eux-mêmes "la grande race de Yith". Ces créatures répugnantes, au corps en forme de cône, dont la base gélatineuse est, à l'image des escargots et des limaces, un muscle visqueux leur servant à se mouvoir, avaient décelé avant nous la lointaine émergence future de la race humaine, et commencé à projeter leur esprit dans le temps pour en occuper les corps et ainsi accroître leurs connaissances,ce qui était leur raison d'être.

'Par les Grands Anciens!", pensai-je en redécouvrant tout cela, "La terrible histoire du professeur Nathaniel Wingate Peaslee n'était donc pas un mythe!"

Notre but était, par sympathie avec la race humaine qui semblait si prometteuse, et de laquelle nous partagions la morphologie, d'empêcher le plus possible les Yiths de lui nuire ou de la tracasser. Cet affrontement larvé dura des millers d'années... Nous y réussîmes le plus souvent, mais en infiltrant leurs rangs, après avoir pour cela pris leur horrible apparence. Ils finirent par se douter de notre ruse, et fabriquèrent dans leur maudite ville de P'Knoth le miroir révélateur qui y mit fin: car nos reflets nous trahissaient infailliblement.

Ce n'était pas une bien grande défaite, car la bataille était gagnée, et le sort ne se pouvait retourner: en effet, les Grands Anciens, lassés de sentir leur planète arpentée par des races étrangères, lancèrent contre elles une gigantesque et monstrueuse offensive télépathique qui la leur fit promptement quitter;et les Yiths et nous durent battre en retraite devant leur extraordinaire poison mental propre à rendre folle la Grande Déesse elle-même. Mais avant cela, afin que nous veillions toujours sur la future race humaine, nos généticiens eurent le temps de nous hybrider à elle de telle sorte que certains de leurs individus nous fussent reliés par delà les âges; cela n'était possible qu'avec leurs mâles pour des raisons de compatibilité chromosomique dans leur séquence génétique; Voilà pourquoi Laura et moi, et tant d'autres, nous sentions descendantes de la Grande Déesse bien que nées garçons. Malheureusement, là encore, les hideux Yiths nous avaient devancées et avaient pratiqué, à bien plus grande échelle, la même opération, cette fois sur leurs femelles, qui s'en trouvaient irrémédiablement dénaturées et ne cherchaient plus qu'à accroître leur malsaine emprise sur le monde.

Quand tout cela, et bien d'autres choses que je ne puis détailler ici, me fut remis en mémoire, je me retrouvai devant le miroir comme si rien ne s'était passé. A côté de moi, Laura se frotta les yeux.

-"Tu as vu ?" lui demandai-je.

-"Comme toi, apparemment..." acquiesca-t'elle

Nous ne savions plus quoi nous dire, éblouïes par toutes ces révélations. Ce fut Laura qui reprit la parole:

-"Dis, tu crois vraiment que... que notre être est celui du miroir ? Et que l'on peut changer d'apparence ?"

-"Et toi, Laura, qu'en penses-tu ?"

Elle soupira et finit par avouer en hésitant:

-"Je... Je crois que c'est vrai, oui... tout ça m'a fait penser à un passage de Castaneda..."

Je l'interrompis:

-"Hé, Laura! tu as lu Castaneda, toi ?! Tu m'avais caché ça !"

Elle sourit tristement:

-"Hé oui, je l'ai lu; ça et d'autre choses... Je ne voulais pas t'en parler, mais... Comme toi, ça m'a toujours attirée, je ne savais pas pourquoi... Et maintenant je sais..."

Et elle reprit:

-"Tu te souviens du passage de "L'art de rêver", quand Dom Juan fait rencontrer à Carlos "le défieur de la mort", qui se présente à lui sous l'apparence d'une femme, ce sorcier dont il dit qu'il a vécu des milliers d'années et que "pour un sorcier de cette stature, être un homme ou une femme n'est qu'une question de choix ou de commodité" ?"

-"Tu penses si je m'en souviens !" répliquai-je. "Avec tout ce baratin sur le fameux "point d'assemblage" qui permet de changer de perception ou d'apparence, ou de faire mille autres choses... Et ce passage que je connais par coeur: "La féminité ou la masculinité ne sont pas des états définitifs, mais résultent d'un acte spécifique de déplacement du point d'assemblage." Que d'heures j'ai passées en cherchant ce que cela voulait dire et comment manipuler ce truc !

-"Mais maintenant," fit Laura, "Maintenant qu'on sait ce que nous savons... que nous connaissons notre véritable nature... Que nous avons retrouvé la mémoire... Tu crois qu'on pourrait... ?"

Elle n'acheva pas, mais ses yeux, qui brillaient d'excitation, parlaient pour elle. Et je n'étais pas loin d'être dans le même état.

-"Vas y!", lui dis-je, pour l'encourager. "On verra bien... Qu'est-ce qu'on risque ?"

Laura ferma les yeux. Une minute durant, pendant laquelle elle les rouvrit et les referma plusieurs fois, rien ne se passa. Puis, à une nouvelle tentative, je vis de mes propres yeux la transformation s'opérer, très doucement d'abord, avec une ligne de sourcils qui changea subtilement de dessin, une implantation des cheveux qui se modifia légèrement, puis en s'accélérant ensuite avec le reste des traits du visage, la longueur des cheveux, la taille... J'en restai bouche bée; et quand tout fut terminé, Laura était cette fois la copie conforme de son reflet. Lisant sa réussite sur mon visage, elle ne put s'empêcher de me demander en riant et en tournant sur elle-même pour me permettre de l'admirer sous tous les angles:

-"Alors ? C'est comment ?"

Elle riait de toutes ses dents: même sa denture n'était plus la même.

-"C'est magnifique !" lui confiai-je avec enthousiasme. "A moi!"

Comment je fis, je n'en sais rien. Ce fut instinctif, sans réfléchir, comme si je l'avais fait des milliers de fois avant; je sentis la transformation s'opérer de l'intérieur, sans douleur ni inquiétude. Si incroyable que cela était, même pour moi, je sentis mes os changer de forme et mes hanches s'élargir, ma poitrine gonfler et même mes cheveux s'allonger. Je rouvris les yeux juste à temps pour voir mes mains s'affiner. Devant moi, Laura battait des siennes en sautillant sur place. Nous tombâmes dans les bras l'une de l'autre. Dans le miroir, les deux femmes nous souriaient.

Une idée amusante me vint à l'esprit, en même temps qu'un petit rire:

-"C'est Ralph qui va être content!", dis-je pour taquiner Laura.

-"Ou pas !" rétorqua-t'elle.

Nous éclatâmes de rire, et la disparition de la tension nerveuse qui nous avait corsetées jusque là fit que nous ne pûmes plus nous arrêter. Ce devait être un curieux spectacle que nous formions dans ce décor fantastique en train de rire comme des folles rien qu'en nous regardant l'une l'autre, dans une crise sans cesse relancée... Enfin, nous reprîmes nos esprits et nous songeâmes à rentrer.

-"On reste comme ça, n'est-ce pas ? Au moins pour regagner nos chambres !"

-"Bien entendu!" répondis-je.

Le retour s'effectua avec une facilité déconcertante: nos capacités retrouvées, et que nous redécouvrions à peine, nous auraient même permis de retrouver notre chemin à travers la cave dans le noir le plus complet ! Ce fut sur le campus que se produisit un étrange incident, quoique bien mineur comparé à tout ce que nous venions de vivre. Bien qu'il fut à présent deux ou trois heures du matin, nous vîmes une silhouette féminine faisant les cent pas sous un arbre du jardin botanique; et aussitôt, nous eûmes, plus que l'intuition, la connaissance et la certitude absolue qu'il s'agissait d'un Yith. Nous nous immobilisâmes aussitôt pour ne pas être repérées, car la malignité de ces êtres en faisait un danger redoutable que nous n'étions pas certaines de pouvoir neutraliser si vite.

"Tu as vu ?" demandai-je télépathiquement à Laura, par réflexe.

Elle me répondit par le même canal.

"Oui ! On aurait dû y penser !"

"Filons dans nos chambres !" lui dis-je alors.

Ceci est la dernière chose dont je me souviens. Il est plus que probable que nous sommes rentrées par des moyens inconnus et sans doute désormais inconcevables par nos esprits redevenus désespérément limités ; car je me suis réveillée dans mon lit, quelques heures après, trop tard pour les cours de ce matin-là et, ce qui est encore plus terrible, dans mon enveloppe ordinaire. La déconvenue était trop forte pour que j'aborde le sujet avec Laura, qui ne m'en reparla jamais non plus. Lorsque, par acquit de conscience, je revins à l'entrée de la cave de la bibliothèque, je constatai qu'elle avait été bétonnée avec tant de soin qu'elle semblait l'avoir toujours été. Et malgré des efforts acharnés durant de longs mois, je n'ai jamais réussi à retrouver celle que j'avais été cette fameuse nuit et dont le sourire était si net.

Découragée, et aussi parce que la saison des examens approchait, je retournai à mes chères études et je n'en déviai plus jamais... sauf en rêves, de temps en temps. C'est tout ce qui me reste de cette aventure, avec mes souvenirs et aussi ma faculté à détecter les Yiths, qui se révèlent incroyablement plus nombreux que nous ne l'aurions cru et contre lesquels il est malheureusement impossible de lutter. Mais un jour viendra où nous nous retrouverons telles que nous sommes et donnerons toute notre mesure. Après tout, n'est-ce pas écrit quelque part, dans un ouvrage prêt à tomber en poussière et que nul ne sait plus déchiffrer ?

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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