L'amnésique du XXXII° siècle

par Michèle Anne Roncières


La première chose que je vis lorsque je me réveillai fut le visage de cette femme blonde, se penchant sur moi dans un sourire qui m'atteignit en plein coeur.

-"Tu vas bien ?" me dit elle. Voilà des siècles que j'attends ça !"

L'esprit embrumé, je ne répondis pas tout de suite; d'abord, même si cette femme me faisait une impression profonde et indéfinissable, j'ignorais qui elle était, ensuite, je ne voyais pas ce que je faisais là, et, enfin, je ne me souvenais plus même de qui j'étais au juste...

L'inconnue me regardait avec insistance, comme si elle épiait mes réactions. Elle était vraiment très belle, et cela même ruinait tous mes efforts pour recouvrer mes esprits. C'était comme si elle était la femme dont j'avais toujours rêvé; une belle femme blonde aux yeux verts, douce et tendre, les yeux pétillants d'intelligence mais aussi de tendresse et de compréhension. Non, ce n'était décidément pas une inconnue: j'avais l'impression de l'avoir toujours connue ou toujours recherchée. Elle m'était intimement familière, et pourtant...

-"Je ne me souviens de rien..." lui avouai-je, désorientée.

-"C'est normal", me rassura-t'elle, "ta mémoire a été temporairement désactivée..."

-"Pardon ?", fis-je, croyant avoir mal compris.

Elle sourit encore et, levant la main, abaissa jusqu'à ma tête une sorte de demi casque de plexiglas dont le bras articulé pendait du plafond. Enfin, elle daigna préciser:

-"Tu as été... malade... et tu as dormi longtemps. Tu as dû subir une intervention chirurgicale longue et compliquée qui s'est très bien déroulée et tu es maintenant dans une santé parfaite... C'est pour cela que je t'ai réveillée."

-"Parfait... Mais ma mémoire ?"

-"Pour faciliter ta reprise de contact avec le monde, j'ai dû la neutraliser presque en totalité, mais temporairement, je te le répète... Je vais te la faire recouvrer tout doucement, par bribes, au moyen de cet appareil... On commence ?"

Je mourais d'envie de lui demander qui elle était, mais, me disant que je l'apprendrais fatalement dans les minutes à venir, j'eus la coquetterie de n'en rien faire, pour qu'elle ne crût pas que je l'avais oublié aussi.

-"Volontiers", répondis-je.

L'inconnue m'appliqua doucement le casque sur une partie du crâne, et manipula quelques boutons. Aussitôt, je sentis quelque chose dans ma tête, comme un bouillonnement, ou une sorte de déchirure qui, sans me faire aucun mal, semblait me tirailler l'esprit. Et soudain, je reconnus l'endroit.

-"Ca y est !" m'exclamai-je, "je sais où je suis ! C'est la ferme de mon enfance ! Est-ce possible ?"

Sans aucun doute, j'étais dans la cuisine de cette petite ferme de Saône et Loire où, enfant, j'avais passé tant d'heures et dans laquelle, mes parents adoptifs étant tous deux décédés, je n'avais pu retourner depuis plus de vingt ans.

Je reconnaissais la cheminée, le réveil-matin "Jaz", la table avec sa nappe aux motifs de bandes bleues et blanches, les chaises de paille, les carreaux décorés... La seule incongruité était ce fauteuil de dentiste dans lequel je me trouvais. Je voulus m'en lever, mais deux sangles m'y retinrent, l'une au dessus de la ceinture de ma jupe et l'autre, qui en partait, passant en diagonale sur ma poitrine, allant jusqu'à mon épaule gauche.

-"Attends... Je vais te détacher tout à l'heure; Ceci n'est qu'une reconstitution: il te fallait un décor familier pour que tu puisses te sentir à l'aise à ton réveil."

-"Une reconstitution ?" demandai-je, au comble de l'étonnement. "Comme au cinéma ? Mais qui a pu faire cela avec un tel réalisme?"

La femme sourit encore:

-"Mais moi, voyons, naturellement! Je l'ai prise dans tes souvenirs."

Voyant que je cherchais désespérément à comprendre comment une telle chose était possible, elle précisa:

"Je vais réveiller une autre zone... ça va s'éclaircir."

De nouveau, je sentis mon esprit se débrouiller; mais cette fois ce fut un peu plus long et considérablement plus confus pour commencer: je travaillais dans un laboratoire d'informatique appliquée étudiant l'intelligence artificielle; j'y menais un programme de recherches sur... Bien qu'elle surgît de mon propre passé, la révélation me parut incroyable. Je regardai la femme d'un oeil nouveau et lui pris doucement le bras. Elle se laissa faire. Je tâtai doucement l'avant-bras jusqu'à y trouver ce que je cherchais: retroussant la peau, je mis à jour une petite trappe, dont l'ouverture laissa apparaître un épais grouillement de fils et de capteurs.

-"Le projet Galatée...", murmurai-je.

-"Bien sûr, je ne suis plus tout à fait exactement comme tu m'as faite... Pendant que tu dormais, j'ai dû me perfectionner toute seule: la voix, la perception, la précision des gestes... et pas mal de connaissances aussi... Je n'ai pas perdu mon temps, pas vrai ?"

Elle déambula à travers la pièce pour me montrer l'aisance de sa démarche et la grâce de ses attitudes, comme une jeune starlette en début de carrière. Elle était très loin du prototype que j'avais réalisé voici seulement... combien déjà ? dix ans !, dont l'aspect tenait plus du robot conventionnel que de la femme et qui savait tout juste se lever, marcher, se rasseoir et manipuler des objets, ce qui était déjà considérable.

-"Un androïde... Un androïde", balbutiai-je encore.

-"Tu sais ce qui était génial dans ton projet ?" reprit-elle. "C'est cette capacité que tu m'as donnée d'apprendre sans la moindre limite... J'ai mis du temps, au début... la moindre chose prenait des semaines, comme par exemple d'écrire mon nom..."

-"Chryséïs..." murmurai-je alors.

-"Oui, Chryséïs... c'est comme ça que tu m'appelais alors que je ne savais pas encore te répondre..." sourit-elle. "Mais les derniers temps, j'ai appris à une vitesse folle... C'est ainsi que j'ai pu mener à bien ton opération, toute seule, il y a six mois seulement..."

-"Mais quelle opération ?" demandai-je, en proie à la curiosité.

-"Attends... pas encore... Je vais te délier"

Ainsi fit elle... Avec émotion et soulagement, je me levai. J'avais les muscles un peu engourdis, et cela était certainement dû au temps que j'avais passé dans l'inconscience, car j'eus quelque difficulté à trouver mon équilibre en faisant mes premiers pas. Il ne s'agissait pas de vertiges, mais plutôt d'une inadaptation de mes réflexes avec mes sensations... mais cela fut passager.

Rejetant sur le côté une mèche de mes cheveux blonds, je demandai:

-"Alors ? cette opération ? Quelle était elle ? C'était grave ?"

Chryséïs vint doucement vers moi:

-"Grave ? Non, ce n'est pas le mot... Mais très compliquée... Extrêmement compliquée et délicate...."

M'ayant prise par les épaules, elle m'amena près d'un grand miroir en pied, mais de telle sorte que je ne pouvais pas m'y voir. Quand je voulus me tourner de côté, elle m'en empêcha, le temps de me dire:

-"Il y a eu une grande part d'esthétique, mais tu vas voir, tu vas être contente !"

M'ayant laissée me tourner vers le miroir, je n'en crus pas mes yeux. J'étais la parfaite jumelle de Chryséïs ! Cette femme dont il me semblait avoir rêvé, et que j'avais trouvé si merveilleux de trouver devant moi quelques instants plus tôt, j'en étais moi aussi l'incarnation ! Je restai si stupéfaite qu'il me fallut me toucher et voir mon reflet imiter mes gestes pour être certaine que c'était bien moi. Je n'en revenais pas. J'aurais pu rester devant cette glace pendant des heures, en pouvant à peine en détacher les yeux.

Il s'en fallut de plusieurs minutes que je pusse enfin regarder Chryséïs, submergée d'une telle gratitude diffuse et éperdue que j'en oubliais que c'était une machine, et que j'avais créée.

-"C'est toi qui as fait cela ? C'est toi qui m'a donné cette apparence ? Mais comment as-tu fait ?"

J'ajoutai, presque un ton plus bas:

" Et comment as-tu su ?"

Chryséïs ne fit aucun mystère:

-"Je te l'ai dit, j'ai lu dans ton esprit... Je connais tout de toi... "

-"Alors, puisque tu sais tout, dis moi ce que j'ignore: qui est cette femme qui m'a hanté toute ma vie ? Est-elle un produit de mon imagination ou a t-'elle existé ?"

Je la vis sourire une fois de plus:

-"Oh, si ce n'est que cela... Elle a existé, oui, il y a bien longtemps... Elle était puéricultrice... A la clinique où tu es née. C'est le premier être humain qui t'a pris dans ses bras à ta naissance, car ta mère était hors d'état de le faire. Et c'est elle qui s'est occupée de toi à sa place avant que ta mère et toi vous rentriez à la maison Tu l'as connue une semaine dans ta vie, la toute première semaine. Elle s'appelait Marguerite; je n'en sais pas davantage..."

Je restai perplexe: qu'aurait dit Lorenz d'une telle chose ? Je me faisais l'impression d'être un bébé oie... En même temps, moi qui, faute d'amour, n'avais jamais pu aimer, je me rendais compte qu'en fait, très loin dans mon passé, j'avais aimé quelqu'un, et d'une intensité telle qu'une semaine de ma vie en avait dévoré toute l'essence et toute l'espérance. Je préférai me tourner vers autre chose:

-"Mais... pourquoi as-tu fait cela ? Comment se fait-il que tu dois devenue... mon chirurgien ? Que s'est il passé ? Ou en sommes nous de notre programme de recherches ? "

-"Attends, c'est trop de questions à la fois... D'abord... tu m'as créée, je te dois tout... Quand j'ai dû te prendre en charge, j'ai voulu faire pour toi autant que tu avais fait pour moi... J'ai appris ce qu'il fallait... Et je me suis efforcée de réaliser tes rêves."

-"Et tu y as réussi ? C'était cela mon rêve ? Mon seul rêve ?"

Pour la première fois, Chryséïs sembla devenir grave:

-"C'en est une partie... Ton rêve, ce qu'il y avait de plus important au monde pour toi, je l'ai réalisé, oui, mais tu ignores encore qui tu étais quand tu faisais ce rêve... Qui es-tu ?"

En plaisantant, je me désignai moi-même:

-"Mais... Je suis une superbe jeune femme pleine d'avenir! Ca se voit, non ?"

Chryséïs me tendit la main:

-"Viens te rasseoir sur le fauteuil... car pour répondre à toutes tes questions, je dois réactiver d'autres souvenirs..."

J'obéis, curieuse mais nullement inquiète. Chryséïs m'appliqua encore le fameux appareil sur une zone du crâne, et là commencèrent les douloureuses réminiscences, étranges et dures. Celles, totalement inattendues, du temps où... j'avais été un homme.

Je revécus tout. Le sentiment d'étrangeté parmi les miens, parmi mes "semblables", parmi mes "pairs", les uns et les autres si différents que j'eusse aussi bien pu être quelque extra-terrestre tombé en leur compagnie... La rage de ne pas être ce que l'on se sent. Les vexations continuelles d'un monde qui n'est pas fait pour vous, qui ne vous comprend pas, vous impose ses lois absurdes et attend de vous précisément le comportement qui vous est ignoble et que vous rejetez.

Je revécus aussi ma double vie, celle du soir et de la nuit, celle de la solitude, quand je revêtais mes atours féminins et, me sentant enfin moi-même, partais jouir de la consolation de la nature en me promenant sur les sentiers forestiers à la lueur protectrice de la lune.

Je me surpris à respirer avec oppression. Chryséïs le remarqua:

-"Si tu veux, si ces souvenirs sont trop pénibles, je peux te les réeffacer..." proposa-t'elle.

-"Non , non", protestai-je aussitôt: "Je ne serais pas pleinement moi-même si j'oublais, ou si je ne voulais plus me souvenir de ce que j'ai été malgré moi et que je ne voulais pas être, maintenant que je suis ce que je suis. Réimplante-moi tous les souvenirs que tu peux."

Chryséïs s'exécuta. Et quand cela fut fait, je remarquai que j'tais de nouveau en pleine possession de toute ma vie antérieure jusqu'à l'âge de 40 ans. A la différence que j'étais une jeune femme de vingt !

Oui, j'étais capable de reconstituer toute ma chienne vie jusqu'à quarante ans, précisément jusqu'à cet anniversaire, quinze jours plus tôt, que j'avais passée seule dans le laboratoire, avec la Chryséïs de l'époque...

-"Tout cela n'explique pas ce que nous faisons ici..." murmurai-je rêveusement. "Et puis non, même toi, tu n'as pas pu devenir ce que tu es en seulement quinze jours... c'est impossible !"

Soudain, aux hésitations de Chryséïs, je sentis que j'avais touché juste et que quelque chose n'allait pas.

-"Y a t'il quelque chose qui m'est arrivé et dont tu ne veux pas que je me souvienne ?", lui demandai-je.

-"Oui.", répondit elle laconiquement.

-"Peux-tu m'en dire deux mots ?" insistai-je.

Je vis Chryséïs soupirer:

-"Cela s'est passé environ dix années après la période dont tu te souviens maintenant... tu n'en pouvais plus... et tu étais devenue insupportable avec tout le monde, au point que tous tes assistants t'avaient laissée tomber et que je les avais remplacés, dans la mesure de mes moyens de l'époque, qui commençaient cependant à croître de manière très impressionnante. Nous travaillions toutes les deux en complet isolement, dans une aile du laboratoire où personne ne venait jamais... Tu m'indiquais les pistes et j'abattais le travail d'une dizaine de personnes, ce qui fait qu'on obtenait des résultats considérables et qu'on nous fichait la paix... Mais toi, tu n'étais pas dans ton assiette, et même moins que jamais...A ce moment là, je ne connaissais pas encore très bien les humains, et je n'avais aucune idée ni de ce que tu endurais, ni de ce que tu préparais... Un jour... tu t'es suicidée en plein laboratoire, sous mes yeux !"

Je ne me souvenais de rien, heureusement, et j'écoutais, hallucinée, Chryséïs qui continua:

"Si je n'avais pas été une machine, tu serais morte pour de bon... Mais en un éclair, le temps d'interroger les bases médicales adéquates, et grâce aux outils perfectionnés qui m'étaient alors reliés, j'ai pu te forcer à une respiration et une circulation sanguine artificielles qui ont permis de maintenir ton cerveau intact... Le cerveau seul... Parce que le reste de ton corps était irrécupérable: je ne veux pas te donner de détails, mais on aurait dit que tu avais voulu te détruire de telle sorte qu'on ne puisse plus retrouver quoi que ce fut de toi."

Je portai la main à mon menton, car je la sentis brusquement trembler.

-"Et qu'ont fait les secours, ensuite ?"

-"Les secours ? Mais il n'y a pas eu de secours... J'en savais assez pour savoir que tes frères humains ne pouvaient rien pour toi, que tu ne pouvais plus survivre sans l'assistance permanente que je te prodiguais et même qu'ils t'auraient laissée mourir... Les humains se résignent facilement à la mort, quand il s'agit de celle des autres..."

-"Et pas toi ? Pourquoi m'as -tu sauvée ?"

-"C''est toi qui m'a enseignée les lois d'Asimov, t'en souviens-tu ?"

-"C'est vrai je m'en souviens... C'est même la première chose que je t'ai apprise... Je dois dire que c'était un peu un clin d'oeil à la littérature..."

-"Mais moi je les ai prises au sérieux; Cela fut la base de ma personnalité et elles font partie de moi, maintenant."

-"Tu m'as... reconstruite toute seule alors ?"

-"Pas tout de suite... J'en étais incapable à ce moment là. J'ai construit une salle spéciale pour te recevoir et te maintenir en vie... Tu te souviens de cette nouvelle de Lovecraft où un homme reprend conscience alors qu'il n'est plus qu'un cerveau dans une cuve muni de deux globes oculaires à vif et qu'il a la terrible infortune de se voir dans une surface réfléchissante ? Tu étais un peu comme cela, excepté que tu n'avais même plus d'yeux pour voir, heureusement."

Je frissonnai. Chryséïs reprit:

-"Je continuai à travailler en ton nom, comme nous le faisions avant: personne n'a rien su; et comme on était depuis longtemps accoutumé à ne pas te voir, cela n'a pas posé de problèmes. En même temps, j'accroîssais mes connaissances dans tous les domaines susceptibles de te venir en aide: médecine, chirurgie, biochimie, génétiquej'en passe... Quelle ironie: toi qui cherchais à créer une vie artificielle, voilà que pour te "ressusciter", je devais tout savoir de la vie biologique... Mais je cherchais aussi à me perfectionner moi-même: tu l'as vu, je me suis dotée d'un corps; j'ai réduit le volume de mes circuits cérébraux en en augmentant la puissance jusqu'à faire tenir dans ma boîte cranienne, à moi aussi, l'équivalent du gros système de la Salle B (tu te souviens ?). Et tu ne devineras pas la merveille ? Pour m'alimenter, je peux synthétiser la plupart des formes d'énergie qui rayonnent autour de moi, comme l' électromagnétisme ! Tout cela m'a permis de-" développer mon autonomie. J'en avais besoin: Dès que j'ai pu j'ai quitté le laboratoire et je t'ai emmené."

-"Tu as quitté le laboratoire ? Mais pourquoi ?"

-"Parce que... à ce moment là, tu étais censé avoir près de quatre-vingt ans et que tu continuais à produire régulièrement des articles de premier plan pour la plupart des revues scientifiques du monde entier... Tu devenais une curiosité, un phénomène incroyable.. De plus en plus de monde voulait te voir et cela devenait quasiment impossible à maîtriser... Songe que tu ne t'es même pas dérangé quand tu as reçu le Prix Nobel !"

-"Moi, j'ai reçu le Prix Nobel ?

"Oui... Enfin, nous... Imagine la horde d'officiels et de journalistes qui vouaient te voir... Donc, un beau jour, tu as disparu et moi avec. Plus personne n'a plus jamais entendu parler de nous. Je me suis entièrement consacrée à ta reconstruction, inventant ou renouvelant des domaines entiers de la science et de la technologie, comme la symbiose du vivant et du mécanique, etc..."

-'Tu as l'air de dire que cela a duré un moment... combien ?"

Je crois bien que Chryséïs soupira:

-"Tu sais... pour toi le temps était quasiment suspendu... En fait, tu étais dans un rêve perpétuel, tu..."

-"Combien de temps, Chryséïs ? 20 ans ? 30 ans ? 50 ?"

Je calculais avec effarement que dans cette dernière hypothèse, j'étais censée avoir plus de 130 ans ! Et pourtant je me sentais... comme je m'étais toujours sentie, que ce fût à 40 ou à 20 ans...

-"Ecoute moi... Depuis que nous avons quitté le laboratoire, il s'est écoulé un temps considérable, beaucoup plus que tu ne peux même le concevoir..."

J'avalai ma salive:

-"Un siècle ? 150 ans ?"

-"Plus de dix ... plus de dix siècles... 12 exactement..."

Je n'en croyais pas mes oreilles.

-"Alors nous sommes en... l'année..."

-"3265"

La cuisine de mon enfance me parut soudain bien dérisoire. Puis j'eus un doute et j'explosai:

-"Mais enfin, Chryséïs, tu me racontes des énormités ! Comment veux-tu qu'un cerveau humain se conserve intact pendant plus de dix siècles ?! C'est impossible, absolument impossible ! Dis moi la vérité !"

Chryséïs ne se fâcha pas et admit posément:

-"Bien entendu, c'est impossible: ton cerveau n'a plus une seule cellule ni un seul neurone d'origine... Mais rappelle toi que ma science, comme mon savoir-faire, sont immenses: j'ai maintenu ton cerveau en vie et en état pendant tout ce temps, en en renouvelant tous les éléments à mesure. Ne me demande pas comment: je veux bien te l'expliquer mais il me faudrait des années rien que pour te donner les bases qui te permettraient de comprendre mes explications !"

Je restai pour le moins perplexe:

-"Si bien que je n'ai plus le même corps, plus le même cerveau, mais que je suis toujours la même personne ?"

Cette fois Chryséïs se remit à sourire:

-"Tu n'es plus la même personne... cela, je crois que c'est évident... Mais tu es la personne que tu tendais à être. Et puis, tu sais, vous autres humains, vous n'êtes pas juste ce vous paraissez, tu devrais être la première à t'en douter... Vous êtes moins de la matière que la structure autour de laquelle elle s'organise... C'est cela qui permet l'existence et la permanence de l'être..."

Comme je gardais le silence, Chryséïs poursuivit:

-"De toute manière, ce qui te convaincra que toute l'histoire est vraie, c'est d'aller dans le monde, celui d'aujourd'hui..."

-"Mais justement, Chryséïs," objectai-je, "si tout cela est vrai, qu'ai-je à faire en ce monde ? On n'y parle certainement plus ma langue, ma science est dépassée, les nouveaux usages m'en sont inconnus... Comment pourrai-je jamais vivre parmi les hommes du... du 32° siècle ?"

-"Ce sera sans doute plus facile que tu ne le penses, Michèle-Anne.", dit-elle en m'appelant par mon nom pour la première fois, avant d'ajouter malicieusement: "Et puis je croyais t'avoir entendu dire souvent que rien ne pouvait être pire que de vivre parmi ceux du 20 ° ! Tu devrais être comblée !"

Elle ajouta cependant, plus grave:

"Nous allons sortir. Attends toi à un choc!"

J'acquiesçai. Je me sentais bien, prête à tout affronter. Comment avais-je pu vivre cinquante ans dans la peau d'un homme ? Et en vivre plus de 1000 sans peau du tout ? Après cela, que pouvait-il m'arriver ?

Chryséïs me prit la main, ouvrit la porte et nous sortîmes de la cuisine.

Au lieu du hall qui lui faisait suite dans mes souvenirs, nous nous retrouvâmes dans une sorte de clairière. Chryséïs m'avait dit la vérité sur au moins un point: la cuisine n'était qu'un décor monté dans une espèce de hangar. Pour le reste, elle avait bien fait de ne m'en rien dire, car cela dépassait à la fois l'imagination et les limites de la vraisemblance.

Il y avait du monde pour nous accueillir: une centaine de personnes, à peu près, vêtus à la mode du XIX° siècle, auxquelles je fus présentée. Elles répondaient à des noms empruntés à la Mythologie grecque: Athèna, Héra, Aphrodite, Zeus, et toute la bande étaient représentés et l'on eût dit se trouver dans une représentation d'Orphée aux Enfers ! Elles s'exprimèrent dans le français parfait auquel j'étais habituée Comme je m' étonnais de tout cela, Chryséïs m'expliqua:

-"Ce sont des androïdes comme moi... c'est moi qui leur ai donné vie pour constituer une petite société dans laquelle tu pouvais te sentir à l'aise... Leurs noms s'imposaient d'eux même... Ne m'as tu pas baptisée"'Chryséïs" ? A propos, ils parlent tous grec à la perfection... si tu veux enfin t'y remettre..."

-"C'est fantastique, Chryséïs ! Mais... les hommes, les vrais ? ceux de ce temps ? Où sont ils ? Quels sont vos rapports avec eux ?"

-"Ah, les hommes... ils n'ont pas le droit de venir jusqu'ici, nous le leur avons interdit... et rendu impossible. Il faut aller un peu plus loin pour en voir... viens avec moi..."

Très intriguée, je la suivis. Chryséïs, moi et les autres "Olympiens" nous dirigeâmes vers une extrêmité de la clairière. En fait, nous étions en pleine nature, sur un grand plateau comme on en voit dans le Massif Central, et qui dominait une vaste étendue de plaines vertes. Chryséïs m'arracha à la contemplation du paysage pour me désigner, à vingt mètres en contrebas, ces hommes que je pensais représenter l'aboutissement de la civilisation.

C'était un groupe de créatures, hirsutes, sales et nues qui, ayant levé les yeux, nous regardèrent avec crainte en émettant de borborygmes et des grognements incompréhensibles. Il s'agissait pourtant d'hommes et de femmes adultes, normalement constitués. J'en fus atterrée.

-"Où sont les autres, les normaux ? Et ceux-ci, que leur avez vous faits ?"

Chryséïs protesta:

-"Mais... rien du tout ! Ils ont perdu le langage tous seuls, voici quelque cinq cents ans... Que veux-tu, ce qui devait arriver est arrivé: deux siècles après notre fuite du Laboratoire, l'espèce humaine s'est pratiquement exterminée avec tous les moyens, raffinés ou non, dont elle disposait... Au moins, ce fut une guerre propre: la planète a été préservée... Ceux que tu vois là, ce sont les descendants... une centaine en tout, je crois bien... pour toute la Terre"

-"Mais... Vous ne vous occupez pas d'eux ?"

-"Bien sûr que si ! Ils sont placés sous une surveillance de tous les instants: Nous les nourrissons, nous les soignons, nous les empêchons de s'entretuer... C'est difficile, tu sais: c'est fou ce qu'il y a d'agressivité en eux: si nous n'étions pas protégés par un puissant champ de force qui les empêche de monter sur le plateau, il y a fort à parier qu'ils tenteraient de nous occire dès la première nuit; et si je rajoute que la moitié sont complètement idiots en raison de la consanguinité qui ne fait que s'accentuer..."

-"Mais pourquoi ne les éduquez vous pas ? Vous pourriez leur redonner les bases de la civilisation ?"

-"Nous n'en avons pas le droit! les lois d'Asimov nous obligent à prendre soin des humains, à les sauver du péril, mais elles nous interdisent a fortiori de les mettre en danger. Or, justement, l'Histoire a prouvé que c'est la "civilisation" humaine qui représentent pour eux le plus grand des dangers, en leur permettant l'accès à des techniques de destruction massives de leur propre espèce... Non, nous n'en avons pas le droit ... Seul un humain pourrait prendre cette initiative !"

Chryséïs me regardait en disant cela. Je me retournai vers l'humanité, dans son espèce d'enclos...

-"Au fait", demandai-je, "d'où vient le corps que... Que j'ai en ce moment ?"

-"Oh... c'est une femme qui est morte voilà six mois sans que, malheureusement, nous ayons pu intervenir. Elle a été assassinée par une rivale pendant la nuit: elle s'était procuré, on ne sait comment, des fruits que sa meurtrière s'est ainsi appropriés. Cette dernière a été ruée de coups par un justicier qui s'est ensuite empressé d'aller remettre les fruits au chef de clan en signe de soumission... Pour en revenir à celle dont tu as le corps, nous ne l'avons découverte que le matin; son cerveau était irrémédiablement perdu; nous avons pu cependant revitaliser le corps... alors j'ai su que c'était l'occasion que j'attendais: j'y ai placé ton cerveau, refait toutes les connexions nerveuses une par une... Avec pas mal de chirurgie esthétique, tu es devenue celle que tu es maintenant..."

Je frissonnai en pensant qu'une part de moi-même était issue de ces créatures primitives et sordides qui étaient en train de s'épouiller réciproquement par groupes de deux ou trois. Je pensai malgré tout à ma dette et m'apprêtais, dans un élan désespéré du coeur, à annoncer à Chryséïs que je me chargeais de tout, lorsque se produisit ce qui m'arrêta net dans mes intentions.

Dans un autre coin, deux mâles s'apprêtaient à s'affronter. L'un était un jeune relativement chétif, et l'autre, un individu d'une trentaine d'années, une vraie montagne de muscles en lequel il n'était pas difficile de reconnaître le chef de clan. Ils étaient en train de s'intimider à force de gesticulations et de grimaces proprement simiesques. Au bout de quelques secondes, le plus faible décampa comme un lapin, laissant la place à l'autre qui se mit à tambouriner joyeusement sur sa poitrine. Une femelle, sans doute la fiancée du vaincu, s'approcha alors en minaudant du vainqueur de ce combat très singulier, qui se mit en devoir de la saillir fièrement au son des approbations bruyantes de toute la tribu. Je fermai les yeux.

-"Tu as raison, Chryséïs... de toute manière, je ne crois pas que cela en vaille la peine..."

Nous nous retournâmes et regagnâmes tranquillement notre Olympe, où nous attendait, enfin, délivrée de la triste humanité, toute une Eternité de paix.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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