L'âme parasite

par Michèle Anne Roncières


Femme je suis pauvrette et ancienne,
Qui riens ne sais ; oncques lettres ne lus.
Au moutier vois, dont suis paroissienne,
Paradis peint, où sont harpes et luths
Et un enfer où damnés sont boullus.
François Villon

Voici quelques années, je me suis retrouvée dans une clinique spécialisée pour une opération rien moins que bénigne et qui nécessita un assez long séjour, pour toute une batterie d'examens d'abord, pour mon rétablissement ensuite ; dès que cela me fut permis, je me mis à parcourir les longs couloirs de l'hôpital pour me distraire autant que pour m'instruire (et l'on ne s'instruit jamais assez quand on écrit des historiettes). Inutile de vous dire que la charte de l'établissement ne me permettait pas d'être autrement qu'en homme, avec une robe de chambre d'homme sur mon pyjama d'homme ! J'en vins un jour, et dans cet équipage, à découvrir la cafeteria, fréquentée par les visiteurs comme par les malades en déambulation autorisée, et, mue par je ne sais quel instinct, je pris l'habitude d'y faire une visite quotidienne.

Très peu de temps après cette découverte, à peu près celui de mon opération, j'y fis halte en revenant de la morgue, où je m'étais égarée, et, jetant comme à l'ordinaire un large regard sur la salle bourdonnante, je reçus le choc de ma vie. A quelques tables de moi était assise une femme seule, une brune aux yeux verts dont il émanait un charme à la fois indéfinissable et irrésistible. C'était, comme moi, une patiente, ainsi que l'indiquait assez sa tenue, sur laquelle le monogramme de la clinique était plusieurs fois répété. Elle tournait sa cuiller dans sa tasse de café avec une délicatesse et une grâce infinie dont la contemplation me figea sur place. Comment, pourquoi, ne l'avais-je jamais vue auparavant ?

Vous m'accorderez sans doute bien volontiers cela : oncques n'ai je chanté dans mes pages quoi que ce fût à la gloire des femmes touchant les qualités qu'on leur suppose ! Mais, à cet instant précis, plus rien d'autre n'existait que cette femme et moi, et surtout le lien invisible qui s'était formé entre nous et dont j'eus sitôt après la confirmation concrète ; car nos regards s'étant croisés, je ressentis aussitôt comme une puissante décharge électrique qui m'aveugla en me brûlant les pupilles, au point que je fermai mes paupières et détournai les yeux pour les protéger de ce feu inconnu et incompréhensible.

Je les rouvris presque aussitôt, le crépitement attaquant mes iris ayant disparu ; l'inconnue me regardait toujours, avec ce qui me sembla être un soupçon de curiosité mêlé d'amusement, bien compréhensible par l'air ébahi que je devais présenter . Je n'eus pas besoin de chercher un prétexte pour me précipiter à sa table et, oubliant toute convenance, je m'adressai à elle de façon plutôt cavalière :

-"Vous avez senti ?" lui demandai-je sans même me présenter. « Vous avez senti ?"

-"Quoi donc ?" fit-elle en levant vers moi ses yeux magnifiques.

Je me sentis alors fort ridicule et incapable d'expliquer un phénomène qui dépassait de si loin tout le pouvoir des mots que j'en restai désemparée.

-"Je plaisante..." dit-elle alors. « Oui, j'ai senti..."

-"Mais que s'est-il passé ?" demandai-je en prenant un siège sans même y avoir été invitée, et sans m'en rendre compte.

Elle se contenta de sourire et je compris que, même si elle la connaissait, ce qui semblait être le cas, il n'y aurait pas de réponse. Mais la glace était brisée et je n'étais qu'au début de mes surprises, dont le nombre augmentait en même temps que notre sympathie réciproque et spontanée. Pour commencer, elle se prénommait Emma, ainsi que sonnent les initiales de mon propre prénom. Puis, quand nous en fûmes à ce degré d'intimité qu'on retrouve chez les curistes, les pélerins, les habitués des campings et autres communautés intermittentes, et qui permet à chacun d' évoquer les raisons de son séjour, elle glissa doucement :

-"Je suis une habituée de cette clinique... Et depuis longtemps ! Figurez-vous que j'y suis même née !"

-"Moi aussi !" m'exclamai-je.

Et j'évoquai la date de ma propre arrivée dans ce monde : Même année, même mois, même jour ! C'était la même que la sienne ! Chose étrange, alors que j'étais toute émerveillée d'une telle coïncidence, elle se borna à me gratifier de ce sourire énigmatique que je lui avais déjà vu lors de notre première rencontre, et que je lui vis si souvent par la suite. Je fus tenté de pousser la série des coïncidences et lui demander si elle connaissait l'étage et le numéro de la chambre de sa mère, mais j'y renonçai, pensant d'abord qu'il y avait peu de chances pour que cette série se poursuive, et réalisant ensuite que de toutes façons, ces éléments m'étaient inconnus pour ce qui concernait la mienne. La conversation changea rapidement de sujet.

Le plus étrange chez Emma, c'est qu'elle semblait tout mon opposé. Elle était sportive ; je ne l'étais pas. Elle disait lire peu ; je dévorais les livres. Elle aimait l'action, le mouvement ; j'aimais le calme et la pensée. Elle était logique et moi intuitive. En discutant de nos caractères, nous rîmes plus d'une fois de nos différences. En somme, elle était un vrai garçon manqué, et ne fut pas longue à discerner elle aussi que j'étais là encore son image inversée. Même la raison de notre séjour à la clinique semblait être en miroir : moi pour un problème physique, elle pour soigner sa dépression (« J'ai l'impression de ne pas exister", me dit-elle un jour). La seule chose que nous avions en commun était, à part notre condition de célibataires, notre métier : l'informatique dans deux grandes compagnies, d'ailleurs concurrentes.

Aussi en vînmes nous tout naturellement à rêver tout haut ensemble que nos vies se fussent inversées à notre naissance, ce qui aurait rétabli chez nous l'équilibre intérieur qui nous faisait aujourd'hui défaut. Ce fut Emma qui exprima la première la folle idée qu'il n'était pas trop tard pour une telle rectification.

-"Comment cela ?" fis-je, étonnée.

Elle me prit la main pour toute reponse, me fit lever de ma chaise, et m'entraîna devant l'une des grandes glaces du mur du fond de la cafeteria.

-"Que vois-tu ?" me demanda t'elle (Car on se tutoyait déjà depuis quelques temps)

Nous étant toujours retrouvés et quittés avec l'un de nous assis à table, je n'avais pour ainsi dire jamais eu l'occasion de constater que nous étions de taille identique, et même de gabarit semblable. Mais que diable Emma voulait-elle me signifier ?

Me voyant perdue dans mes pensées, Emma releva ses cheveux et posa sa tête sur mon épaule, à côté de la mienne ; et là, ce fut enfin l'illumination : était-il possible que je n'aie jamais remarqué non plus notre troublante ressemblance ? A partir de là, tout alla très vite, Emma étant bien sûr à la manoeuvre et moi la suivant du mieux possible.

Le plan d'Emma était simple : quand nous aurions maîtrisé les bases de notre nouvelle identité, et que nous serions autorisées à quitter la clinique, nous prendrions chacune l'apparence de l'autre et nous nous lancerions dans l'existence dont nous avions toujours rêvé.

Elle pensait à tout ! Nous passâmes presque une semaine entière à échanger jusqu'aux plus petits détails de nos existences et tous les renseignements nécessaires à chacun pour vivre la vie de l'autre : nos adresses, nos amis, nos relations de travail, nos trucs de métier, nos habitudes, nos tics, nos manies... tout y passa peu à peu, et ce ne fut assurément quelquefois pas sans mal.

Emma était aussi méticuleuse que moi brouillonne et la voir se démener ainsi, pleine de fièvre et d'enthousiasme n'était pas sans me culpabiliser, moi qui, je le reconnais, me laissais volonters porter par les événements. Je lui en fis part et elle me répondit alors, fidèle à ses sentences énigmatiques, quelque chose que je ne compris que bien plus tard :

-"Tu m'as bien fait vivre jusqu'à maintenant ! Je ne fais que te renvoyer l'ascenseur !"

Les jours passèrent et nous acquîmes peu à peu toute l'aisance nécessaire dans l'art de vivre le personnage de l'autre. Et enfin, ce fut le grand jour ! Nous nous retrouvâmes dans sa chambre où j'avais apporté une valise pleine de mes affaires. Emma me désigna deux perruques de même couleur, une courte pour elle et une longue pour moi. Puis elle me tendit une tondeuse toute neuve et me demanda de lui raser le crâne. C'était malheureusement indispensable puisque je n'aurais jamais pu lui faire une coupe masculine digne de ce nom. Je ne m'acquittai de cette tâche qu'avec regret, et même le coeur serré devant l'amas de ces superbes cheveux qui se formait au sol ; seule la pensée de subir peu après le même sort me soutint pour me permettre d'en venir à bout.

Je le subis, en effet, sans me plaindre, et peu après je devins enfin ma soeur après qu'Emma eut passé ma perruque sur mon crâne rasé pour une meilleure tenue, et légèrement maquillé le visage à l'imitation du sien. Dans la glace de la salle de bains, je fus saisie de retrouver l'exacte image de celle qui était apparue sur mon épaule dans celle de la cafeteria, et je ne pus m'empêcher de penser à Spellie, le spunkie de l'histoire de Philarète Chasles « L'oeil sans paupière", unie au pauvre Jock Muirland par des liens moins forts que ceux qui nous reliaient Emma et moi. N'était-ce pas folie comparable et également fatale que ce que je m'apprêtais à vivre ?

J'étais à deux doigts de renoncer ; mais quand je fus pleinement habillée, retrouvant mon assurance avec les habits féminins de ma soeur, et quand je vis à quel point celle-ci semblait elle aussi heureuse d'avoir revêtu mes oripeaux, je raffermis ma volonté et oubliai mon début de défaillance.

Le temps de régler encore quelques détails, c'est à dire de glisser dans mon sac à main quelques babioles indispensables, l'heure était venue et nous descendîmes dans le hall. Je n'en étais bien entendu pas à ma première sortie en femme mais c'était la première au cours de laquelle je me sentais naturelle et invicible. Sortant de l'ascenseur bondé de visiteurs qui ne firent nulle attention à nous, nous débouchâmes dans le hall d'entrée, où nous saluâmes en le traversant les infirmières de l'accueil, qui nous rendirent nos sourires.

A l'extérieur, devant la porte, nous nous arrêtâmes enfin, attendant d'être prises en charge par nos taxis jusqu'à nos résidences respectives. Nos nouvelles résidences.

Nous allions nous livrer aus effusions de rigueur, en nous promettant de nous revoir très bientôt, lorsqu'une voix retentit dans le hall :

-"Arrêtez !"

C'étaient les vigiles, curieusement déguisés en médecins et infirmières, qui, pour une raison inconnue et inexplicable, se dirigeaient vers nous en courant. J'étais stupéfaite et comme paralysée, si bien que je restai figée sur place, tandis qu'Emma prenait la fuite. Elle ne pouvait d'ailleurs certainement pas aller bien loin, mais je ne la vis pas rattrapée, car mesforces m'abandonnèrent subitement ; et, en m'effondrant sur le sol, je pris sur la tête un coup de matraque inattendu qui m'assomma à moitié, tandis qu'un vigile m'enfonçait un poignard en plein coeur.

Je me réveillai péniblement, pratiquement nue, sur un des marbre froids de la morgue, et la première chose que je vis fut la main d'un homme en blouse verte soulevant de ma poitrine le défibrillateur portatif avec lequel il m'avait infligé le choc électrique nécessaire à ma résurrection. Je ne fus pas longue à retomber dans l'inconscience, et je passai ensuite une semaine en réanimation, sous étroite surveillance.

Le chirurgien vint quand même me donner quelques explications. L'opération s'était mal passée et j'avais été déclarée morte sur le billard ; on m'avait ensuite logiquement conduite à la morgue, où j'étais sur le point d'être mise en casier par un obscur sous-fifre lorsque celui-ci, ayant cru avec raison déceler des signes de vie, avait alerté un médecin.

-"Mais que s'est-il passé au juste ?" lui demandai-je.

Il hésita, ne sachant sans doute comment me présenter la chose.

-"Il faut remonter au temps d'avant votre naissance : votre mère était en fait enceinte de jumeaux. Oui, vous étiez deux, vous et une petite fille. Mais celle-ci ne s'est pas développée et c'est vous qui l'avez incluse dans votre abdomen. C'est un phénomène très rare, appelé "Foetus in foetu", ou plus simplement, "Jumeau parasite". On l'a découvert pendant l'opération et on a voulu en profiter pour vous l'enlever ; malheureusement, cela s'est révélé très difficile et très risqué, car vous partagiez des vaisseaux sanguins importants et une partie du coeur! je n'ai jamais vu un cas pareil... Il y a eu une grosse hémorragie et vous avez fait un arrêt cardiaque ; on n'a pas pu faire repartir votre coeur..."

-"Mais il est pourtant reparti, non ? Tout seul ? C'est possible, ça ?"

Le chirurgien avoua son ignorance :

-"Oui, il est reparti... Ce que je peux vous dire c'est que cela encore, je ne l'avais jamais vu. A vrai dire, il s'est de nouveau arrêté ensuite, et il a fallu vous faire une nouvelle défibrillation pour vous ramener totalement. Mais s'il n'était pas reparti... tout seul... une première fois, vous ne seriez pas là..."

J'avais bien une petite idée sur ce qui, ou plutôt qui, l'avait fait repartir.

-"Mais cette jumelle, ma soeur, vous me l'avez retirée, finalement, Docteur ?

-"Non... et on ne le fera pas, c'est trop dangereux dans l'état où ça se présente... Vous n'êtes finalement qu'un seul coeur, vous comprenez"

Je ne demandais vraiment pas mieux ! Je quittai enfin la clinique, quelques semaines plus tard, complètement rétablie à tous points de vue. Je ne pouvais m'empêcher de retourner chaque jour, ou presque, hanter la cafeteria ; mais, hélas, jamais plus je ne revis, comme je l'avais rêvé dans mon coma, ma soeur assise à sa place habituelle

Pourtant, quand je la traversai pour la dernière fois, il me sembla bien l'apercevoir, perchée sur mon épaule dans la grande glace du mur du fond, à me sourire et me souhaiter "Bonne chance soeurette !". "Bonne chance à toi, ma soeur", murmurai-je en retour. Et je ne saurais dire à quel point je me sentis galvanisée de sentir plus que jamais en moi cette douce "âme parasite" qui m'avait sauvé la vie et qui me permettait de vivre pour deux.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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